La Convention du patrimoine mondial fête ses 50 ans ce mois-ci. Programme le plus connu de l’UNESCO (l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture), il vise à identifier, préserver pour les générations futures, et promouvoir des sites considérés comme ayant une valeur universelle et exceptionnelle.
Les anniversaires sont propices aux bilans. Ce programme a connu de belles réussites, comme la sauvegarde de sites qui auraient sans doute été détruits s’ils n’avaient pas été inscrits sur la liste du Patrimoine mondial. Crespi d’Adda, par exemple, dans la province de Bergame en Italie, qui est un exemple unique de cité ouvrière. Plus récemment, l’UNESCO a alerté sur les conséquences dramatiques de la crise climatique sur les sites du patrimoine mondial, de la grande barrière de corail en Australie aux glaciers du Kilimandjaro en Tanzanie, et ces alertes ont été régulièrement relayées dans la presse.
Malgré ces succès, le patrimoine mondial est un programme problématique et daté. Il est basé sur une conception de la conservation européocentrée, aux relents coloniaux. Les sites européens dominent la liste du patrimoine, et ce, depuis ses débuts. Malgré les nombreuses tentatives de changement, les sites en Europe et en Amérique du Nord représentent encore, en 2022, 47% de la liste, presque la moitié ! En revanche, le patrimoine de l’Afrique et du monde arabe ne représente que 16% de la liste.
La tendance est inversée pour la liste du patrimoine en péril, censée regrouper les sites confrontés aux conflits armés, aux catastrophes naturelles, au surtourisme… L’Afrique, le Maghreb et le Machrek sont surreprésentés, avec 69% de leurs sites sur cette liste, car le mot "péril", dans les faits, a été principalement compris comme se référant aux conflits armés. Ainsi, ces dix dernières années, des sites du patrimoine mondial situés en Irak, en Libye, au Mali, en Syrie, et au Yémen se sont retrouvés inscrits sur la liste en péril. C’est néanmoins une compréhension très limitée des dangers des sites du patrimoine. Cette liste du patrimoine mondial en péril aurait été bien différente si le surtourisme, le développement à outrance, ou le changement climatique avaient été mieux pris en compte. En tout état de cause, la sous-représentation des sites africains et du monde arabe sur la liste du patrimoine mondial et leur surreprésentation sur la liste en péril perpétue les stéréotypes hérités de l'époque coloniale. Ces sites ne sont pas aussi importants que ceux d'Europe. Lorsqu'ils sont reconnus et inscrits, ces sites sont en péril ; ils nécessitent une prise en charge particulière, et l'intervention de la communauté internationale.
Ces problèmes qui ont structuré la liste du patrimoine mondial depuis ses débuts ne devraient pas cacher les efforts récemment pour prendre en considération et intégrer les objectifs de développement durable de l’ONU. Des sites sont ainsi devenus des laboratoires d’expérimentation favorisant les circuits courts et le soutien à l’agriculture locale, la reforestation contre le changement climatique, le renforcement des droits des communautés locales, l’emploi et l’autonomisation des femmes, l’éducation pour tous, et la lutte contre la pauvreté.
Néanmoins, ces différentes initiatives ont rencontré de nombreux problèmes, comme je l’explique dans mon dernier livre intitulé "Repenser le Patrimoine pour le Développement Durable" (publié cet été en libre accès aux Presses UCL). C’est notamment le cas pour les projets de patrimoine et de développement durable en Afrique. Mes recherches en Ethiopie, au Mozambique, en Namibie, et au Sénégal montrent que les projets sont financés en grande partie par l’aide internationale, utilisée pour payer les organisations internationales en charge ou les consultants, et non pas les projets communautaires. Ces projets ont tendance aussi à imposer des catégories et des idées qui ne correspondent pas à la réalité locale, que ce soit des conceptions erronées des femmes, ou de leur besoin présumé « d’émancipation ». De plus, trop souvent encore, le patrimoine est considéré comme un levier de développement uniquement grâce au tourisme international, alors que celui-ci profite avant tout aux Occidentaux.
Au-delà de ces problèmes, le livre a aussi montré les limites d’une segmentation entre patrimoine naturel, culturel, immatériel et matériel, alors que la réalité demande une conception holistique du terme pour une prise en compte des défis complexes du développement durable. De plus, le patrimoine et les communautés qui l’habitent sont encore trop souvent considérés comme figés dans le passé, alors qu’ils sont dynamiques et s’adaptent continuellement. Enfin, trop souvent encore, la conservation du patrimoine l'emporte sur toute autre considération. Au nom de la conservation du patrimoine, les droits de l’homme sont encore bafoués, des populations sont encore chassées de leurs terres, et des sites sont accaparés par des gouvernements et des promoteurs.
A 50 ans, l’âge de raison, il est nécessaire que la Convention du patrimoine mondial insuffle un nouvel élan à ce concept. Le patrimoine doit être considéré comme un tout, et les divisions entre nature et culture doivent s’estomper ; le patrimoine et les populations qui l’habitent doivent être considérés comme dynamiques ; et le patrimoine doit être protégé dans le respect des droits de l’homme et du bien-être des populations locales.
Sophia Labadi. Professeur des universités. University of Kent. Rethinking Heritage for Sustainable Development, mon dernier livre, est disponible en accès libre aux Presses UCL.