Sophie Bouchet-Petersen

secrétaire générale de l'association Ukraine CombArt, ancienne conseillère d'Etat

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Billet de blog 14 décembre 2025

Sophie Bouchet-Petersen

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De Kherson à Gaza, pastèques de tous les pays unissez-vous !

Deux pays ont fait de la pastèque le symbole de leur résistance : l'Ukraine et la Palestine. De l'une à l'autre, ce fruit jadis venu d'Afrique fait le lien et nous invite à soutenir, chez l'une comme chez l'autre, le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes.

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Illustration 1

  De Kherson à Gaza :

  Pastèques de tous les pays, unissez-vous !

  Il y a, dans le vaste monde, deux pays qui ont fait de la pastèque l’emblème de leur résistance à l’impérialisme et à la     colonisation : l’Ukraine et la Palestine. De cette étonnante similitude des symboles, certes fortuite, on peut tirer une leçon politique nullement anecdotique : de Kherson à Gaza, une même icône nous rappelle que le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ne saurait être à géométrie variable. L’image partagée de la pastèque devrait valoir incitation à dépasser ces solidarités enfermées chacune dans son couloir d’athlétisme, l’une tournée vers l’Ukraine mais indifférente à la Palestine, l’autre tournée vers la Palestine mais indifférente à l’Ukraine.

En Ukraine, une culture ancienne et le fruit-culte de la libération de Kherson

Le 11 novembre 2022, après plus de 8 mois d’occupation russe, l’armée ukrainienne libère Kherson, capitale d’une région célèbre pour sa production de pastèques, reconnaissables - disent les amateurs – à leur taille, à leur goût particulier, et livrées dans tout le pays avant que s’abattent sur les champs et les villes les ravages de l’invasion  poutinienne à grande échelle.

En août de la même année, alors que les combats faisaient encore rage, deux pastèques emportées par des habitants en fuite avaient été vendues aux enchères pour plusieurs milliers de hryvnias et la recette versée à l’armée ukrainienne.

Sitôt Kherson libérée, les pastèques sont partout. Les images d’un soldat ukrainien posant aux côtés d’une statue de pastèque géante, bien connue des Ukrainiens, deviennent virales. La Poste ukrainienne annonce la sortie d’un nouveau timbre à l’effigie du fruit de la victoire, qui retrouve toute sa place dans le patrimoine national et identitaire ukrainien, avec cette phrase : « Kherson est l’Ukraine » ; une enveloppe accompagne les timbres, où un soldat ukrainien replace le morceau manquant (Kherson) dans la pastèque temporairement amputée (l’Ukraine).

Pour célébrer la contre-offensive et la reconquête ukrainiennes, des émojis figurant une tranche de pastèque circulent massivement sur les réseaux sociaux ainsi qu’une version du drapeau national enrichie d’une pastèque. Un soldat ukrainien se filme une pastèque à la main devant une foule en liesse.

Nombre de clubs de foot, dont le célèbre Dynamo de Kyiv, modifient leur logo pour y intégrer des pastèques. Dans les stades, des arbitres se présentent sur la pelouse avec une pastèque à la place du ballon rond.

Denys Chmyhal, alors Premier Ministre, publie un cliché de lui sur Twitter avec le gros fruit dans les bras. Le Parlement ukrainien ajoute une pastèque à son identité graphique ; d’autres institutions font de même. Un mème tournant Poutine en dérision le montre avec une pastèque. En visite-surprise à Kherson tout juste libérée, le Président Zelensky confie être venu « parce qu’il avait envie de manger une pastèque ».

Dans l’allégresse de la victoire remportée à Kherson, la pastèquemania se répand dans tout le pays. Euromaïdan Press prédit que la pastèque est à ce point délicieuse qu’elle aura  bientôt son appellation d’origine contrôlée comme le cognac, le champagne, la feta.

Dans l’Ukraine entière, on célèbre le produit-phare de la ville jadis fondée sur un territoire du khanat de Crimée et qu’avait précédée, au 16ème siècle, la cité cosaque de Bilikhovichi. Sa culture y avait d’ailleurs été introduite il y a des siècles par les Tatars car la proximité de sa région avec la Mer noire et son climat humide leur étaient apparus particulièrement propices. Dans les années de disette qui ont suivi la 2ème guerre mondiale, les habitants du sud de l’Ukraine faisaient bouillir des pastèques pour en tirer, en l’absence de sucre, de la mélasse et de la confiture. Il fut un temps où le coup d’envoi de la saison des récoltes se faisait traditionnellement avec la retransmission à la télévision du départ d’une barge remplie de pastèques et remontant le Dniepr, avant que l’invasion russe y mette un terme.

Kherson subit aujourd’hui les bombardements incessants des troupes russes, stationnées sur l’autre rive du fleuve. La ville endure aussi cette innovation cruelle de la guerre faite aux civils par la soldatesque poutinienne : ses habitants l’appellent « safari humain » car il ne s’agit pas seulement, pour les drones de l’ennemi, de viser des objectifs militaires, des infrastructures vitales, des immeubles d’habitation, mais de cibler individuellement les passants, des personnes âgées traversant lentement une rue, des enfants jouant sur les trottoirs, des civils passant à vélo…

En Palestine, une tradition culinaire et un drapeau de substitution

« En Palestine où arborer le drapeau palestinien est un crime, des moitiés de pastèque sont brandies contre les troupes israéliennes pour représenter le rouge, le noir, le blanc et le vert de la Palestine » : ces lignes sont extraites de L’Ode à la pastèque, de la poétesse américaine Aracelis Girmay.

Avant d’être, comme aujourd’hui, un symbole de résistance, la pastèque (qui aurait été, pour la première fois, cultivée il y a 5.000 ans en Egypte) intervient depuis longtemps dans de nombreux plats de la cuisine palestinienne traditionnelle comme le fatit’ajrir (à base de pastèques non encore mûries, rôties au feu de bois, mélangées à d’autres légumes et servies avec du pain sans levain) ou les petites pastèques saumurées.

Sa première apparition en remplacement du drapeau palestinien interdit remonterait à la Guerre des Six Jours de 1967, quand Israël prit le contrôle de Jérusalem, de la Cisjordanie et de Gaza. L’usage public du drapeau palestinien ayant été décrété illégal, la pastèque aux couleurs similaires avait alors fait office de subterfuge pour affirmer l’opposition à l’occupation et revendiquer une identité nationale niée. C’est dans les années 80-90 que la pastèque devient un emblème de l’identité palestinienne, notamment quand Israël interdit aux agriculteurs des territoires occupés de la planter.

Après une brève période de relatif assouplissement autour des Accords d’Oslo de 1993, le bannissement du drapeau palestinien redevient la règle. Artistes et manifestant.e.s s’emparent à nouveau de la pastèque, substitut compris de tout le monde, qui présente en outre l’avantage de ne pas être automatiquement invisibilisé par les algorithmes des réseaux sociaux, comme l’est souvent le drapeau palestinien.

Ces dernières années, la pastèque a fait son grand retour, chez les militant.e.s palestinien.ne.s comme chez celles et ceux qui, dans le monde entier, les soutiennent. Un « Jeu de la pastèque » est créé sur Tiktok par une jeune spécialiste en réalité augmentée qui reverse l’argent ainsi gagné à des associations venant en aide aux populations de Gaza (en une semaine, son filtre utilisé plus de 5 millions de fois lui avait permis de récolter plus de 20.000 dollars). Sur Instagram, de nombreux graphistes publient des photos et des dessins de pastèque illustrant le soutien au peuple palestinien. Nombre d’artistes palestinien.ne.s et pro-palestinien.ne.s s’emparent de l’iconographie de la pastèque comme Sarah Hatahet, Sami Boukhari, Aya Mobaydeen, Beesan Arafat…

Dans les années 80, les autorités israéliennes avaient mis fin à une exposition à laquelle l’artiste Sliman Mansour participait à Ramallah au motif que les pastèques qui y étaient représentées tombaient sous le coup de la même interdiction que celle frappant le drapeau palestinien pour cause de couleurs identiques. En 2007, l’artiste Khaled Hourani peint une tranche de pastèque pour illustrer le livre « Atlas subjectif de la Palestine » : son œuvre, intitulée « L’histoire de la pastèque », fait le tour du monde.

En octobre dernier, la municipalité d’Ivry-sur-Seine choisit, après plusieurs condamnations par le Tribunal administratif au prétexte de la « neutralité du service public », de remplacer les banderoles de soutien à la Palestine qui ornent le fronton de sa mairie par une immense pastèque. Même des Israéliens, hostiles à la politique criminelle de Netanyahou, portent en signe de protestation un auto-collant en forme de pastèque avec cette inscription ironique : « ceci n’est pas un drapeau palestinien ». La pastèque s’invite aussi au Festival de Cannes lorsque des stars signifient, en l’arborant, leur soutien à la Palestine.

Emojis sur les réseaux sociaux, sculpture en forme de pastèque à Jénine, pancartes et tee-shirts dans les manifestations, fresques murales… les déclinaisons sont multiples et la pastèque signe de ralliement mondial. Le pictogramme permet de ruser avec les autorités israéliennes et d’échapper à la censure des algorithmes. L’usage de ce type de logo crypté porte un nom : « l’algospeak » (le droit de parler malgré les algorithmes).

Ukraine-Palestine : mêmes pastèques, même combat ?

Ukraine et Palestine partagent cet héritage de la pastèque venue d’Afrique il y a des siècles.

Ukraine et Palestine se sont emparées de ce fruit juteux pour signifier à leurs envahisseurs respectifs et au monde entier leur volonté de vivre libres.

Identitaire et nourricière, la pastèque, même si beaucoup l’ignorent, est leur bien commun. Ce pourrait être, des uns aux autres, plus qu’un vague signe de cousinage culinaire et une même ironie railleuse à destination des autocrates bottés-casqués : le fondement, parmi d’autres, d’une solidarité à construire… On en est encore loin mais il nous faut tenir ce cap. Le cap de la pastèque.

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