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Billet de blog 2 octobre 2014

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Au Monfort, Sisyphe défie le vide

Avec Alexis Auffray et Maroussia Diaz Verbèke, le cordeliste Fragan Gehlker revisite Le mythe de Sisyphe de Camus dans Le vide, essai de cirque une époustouflante performance qui tient les spectateurs en haleine. 

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Avec Alexis Auffray et Maroussia Diaz Verbèke, le cordeliste Fragan Gehlker revisite Le mythe de Sisyphe de Camus dans Le vide, essai de cirque une époustouflante performance qui tient les spectateurs en haleine. 

 Rarement spectacle de cirque aura autant côtoyé les étoiles. Au point de réaliser notre rêve d’allègement tout en nous rappelant que nous sommes irrémédiablement arrimés au sol, des êtres finis ramenés à notre condition par une puissance supérieure. Et pourtant nous recommençons, nous continuons à affronter l’absurdité de la vie, ce « sentiment de séparation et d’étrangeté » dont parle Camus. Comme Sisyphe gravissant la montagne, lesté d’un rocher, Fraghan Gehlker grimpe inlassablement le long d’une corde lisse, jouant avec ses limites (et les nôtres), jusqu’à l’épuisement. Et donne à son agrès une puissance poétique inédite tout en jouant avec son caractère brut et rugueux.

Forme hybride entre performance et spectacle, Le vide déstabilise les habitudes du spectateur qui entre dans la salle par le joli jardin du Monfort et les coulisses, longeant un chaos de fauteuils au-dessus duquel sont suspendus des panneaux faisant référence au mythe de Sisyphe vu par Camus. Comme un ring de boxe, le plateau où pendent plusieurs cordes trône au centre d’un dispositif quadrifrontal : les amateurs de sensations fortes sont invités à s’asseoir aux premiers rangs. Entre praticable de gym et matelas de princesse au petit pois, un amas de poutres en mousse laisse présager la chute.  Elle advient dès la première tentative d’ascension, pour nous permettre de mesurer le danger. Dix-sept mètres séparent le plateau du faîte du toit du théâtre, qui pointe vers le haut comme un chapiteau de cirque. La tête renversée en arrière, placé en contre-plongée, la peur au ventre et les mains moites, le spectateur appréhende physiquement le vide, matière prise à bras le corps par Fragan Gehlker en un combat forcément inégal. Il faut monter, toujours plus haut. Mais la corde est une ennemie autant qu’une alliée : elle peut porter ou céder et peu à peu, les lianes suspendues aux cintres vont casser, se raréfier, voire être décrochées par le cordeliste lui-même qui prend un malin plaisir à corser l’affaire. Le vide fonctionne comme une montée en puissance, créant un suspense vertigineux qui ménage toujours des surprises quand bien même on croit avoir compris le principe.

Au delà de la performance physique et de la virtuosité du cordeliste, la réussite du spectacle tient à l’intelligence et à l’humour mis en œuvre par le trio formé par Fraghan Gehlker, Alexis Auffray et Maroussia Diaz Verbèke. Ces fortes personnalités se sont rencontrées au CNAC, le Centre National des Arts du Cirque, pépinière de talents où ont étudié Fragan et Maroussia. Alexis a travaillé sur la musique de Urban Rabbits, le spectacle de sortie de la 21e promotion mis en scène par Arpad Schilling. Le vide est bel et bien un spectacle écrit à trois. Au sol ou monté sur des patins à roulettes, le musicien Alexis Auffray joue du violon et malmène un vieux radiocassette qui crachote la voix d’Albert Camus et une vraie fausse interview de journaliste dont il ne reste que les questions : « Pourquoi ne faites-vous pas un vrai métier ? ». Complice invisible, Maroussia Diaz Verbèke, l’une des quatre membres du talentueux collectif Ivan Mosjoukine signe la dramaturgie et qui a vu De nos jours, [Notes on the circus] reconnaîtra son goût pour les pancartes malicieuses et les archives sonores. 

Physique et métaphysique, Le vide éclaire le mythe de Sisyphe d’un jour nouveau tout en renouant avec le plaisir simple du cirque et des sensations fortes. Une révélation.

 Le vide/Essai de cirque de Fragan Gehlker, Alexis Auffray et Maroussia Diaz Verbèke, Le Monfort, Grande salle, jusqu’au 11 octobre. 

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