Alors que le grand marchand d’art Yvon Lambert annonce la fermeture de sa galerie parisienne pour décembre, une grande partie de sa collection avignonnaise est délocalisée à la prison Sainte-Anne, désaffectée depuis 2003. L’exposition La disparition des lucioles, hommage à Pasolini, est une expérience esthétique et sensorielle qui n’oublie pas l’histoire des détenus.
« J’ai vu un gars hurler toute la nuit au cachot et le soir il s’est pendu ». C. a été détenu à plusieurs reprises sur une période de vingt ans à la prison Saint-Anne d’Avignon. Dans Tout dépendait du temps, une œuvre de l’artiste Jean-Michel Pancin, il raconte « sa prison » et en dessine le plan au feutre, longuement. Seules ses mains sont filmées. La disparition des Lucioles est une exposition exceptionnelle car elle mêle de manière pertinente l’expérience esthétique à l’histoire particulière de cette prison, une des rares construites à la fin du XVIIIe siècle à des fins uniquement carcérales et réservée pendant la seconde guerre mondiale aux autorités allemandes pour incarcérer les Résistants Français. Parmi eux, Marceline Loridan-Ivens, cinéaste, survivante d’Auschwitz, témoigne dans un film bouleversant de son arrestation avec son père, le 29 février 1944 par « la gestapo d’Avignon, la milice de Bollène et la pègre de Marseille ». Soixante dix ans après, elle déambule dans les couloirs déserts et confie au journaliste Vincent Josse : « quand tu me parles de la prison, par rapport à ce que j’ai vécu après, c’est le paradis ici ». Elle se souvient d’avoir écrit un graffiti : « C’est presque du bonheur de savoir à quel point on peut être malheureux ». La phrase s’est effacée, même si de nombreuses traces de l’intimité des détenus subsistent encore : inscriptions, photos déchirées de pin-up ou de voitures. Eric Mézil, directeur de la Collection Lambert à Avignon, a voulu laisser le lieu en l’état : les peintures écaillées, les murs rongés par l’humidité, la végétation qui a envahi les étroites cours réservées à la promenade.
Au delà de cette limite est un film de 1972 de l’artiste belge Marcel Broodthaers sur les limites qui bordent notre quotidien, du portillon du métro à la limite juridique. Avec les policiers de Xavier Veilhan, il constitue un seuil, un point de non retour qui marque le début d’une expérience sensorielle autant qu’esthétique. Il faut trois bonnes heures pour parcourir les 12000 mètres carrés de couloirs et de cellules investis par la prestigieuse Collection Lambert, fermée pour travaux d’extension. Les 556 œuvres données à l’Etat français qui seront exposées en 2015 dans un nouveau lieu sont enrichies par des prêts appartenant à des collections publiques et privées (Enea Righi) pour former un parcours sensible et pertinent en six sections : « Le ciel est par dessus le toit, si bleu si calme » (les poèmes de Verlaine en prison sont présentés dans l’exposition), « Quartier des isolés », « La liberté guidant le peuple », « Surveiller et punir », « Des rumeurs derrière les murs » et « Le miracle de la rose », référence à Jean Genet, avec la projection du rare et sulfureux film érotique du poète, Un chant d’amour, montré comme il se doit derrière un rideau noir. L’isolement, la solitude, le temps qui passe ou le temps qu’il fait, mais aussi l’espoir et l’évasion sont au cœur de cette exposition événement dont le titre s’inspire d’un texte de Pier Paolo Pasolini paru en 1975 dans le Corriere della Serra : quelques mois avant sa mort, le poète cinéaste et dramaturge annonçait la disparition des lucioles comme le symbole d’un monde révolu. À la prison Sainte-Anne, chaque œuvre est une possibilité de résistance poétique, une lueur qui éclaire chaque parcelle du bâtiment ou en souligne l’aspect angoissant, comme les Trente-six vues de clown de l’Américaine Roni Horn, multiples visages floutés dont le nez rouge rappelle la couleur des portes des cellules d’isolement ou l’unique goutte d’eau de Dominique Gonzalez Foerster qui torture l’oreille et fait approcher la folie. Des bagnards couturés de Kader Attia, en passant par les membres du Ku Klux Klan photographiés par Andres Serrano ou les collages photographiques sur la guerre en Irak de Martha Rosler, les conflits et les violences de la planète ne sont pas oubliés.
Les familiers de la Collection Lambert reconnaîtront certaines pièces, comme J’ai rêvé d’un autre monde, l’éclair en néon de Claude Lévêque posé au sol, ou les miroirs noirs de Christian Boltanski qui prennent pourtant une toute autre dimension dans les longs couloirs ou les cellules aux portes parfois fermées où seul un œilleton permet au visiteur, devenu gardien ou voyeur, d’accéder à l’intérieur. Certaines œuvres ont été réalisées spécialement pour l’exposition, comme le monumental Cobaye de l’Allemande Gloria Friedmann, un personnage de terre et d’acier à l’énorme tête sphérique assis par terre dont la main semble supplier un invisible interlocuteur et qui semble tisser un dialogue muet avec la Fille avec globe de Kiki Smith, installée deux cellules plus loin.
Inscrite dans le guide du spectateur proposé par le Festival d’Avignon, l’exposition dialogue avec l’histoire du festival. L’an dernier, le Projet Luciole de Nicolas Truong s’ouvrait sur le même texte de Pasolini, présent dans l’exposition grâce à une pièce de Douglas Gordon et aux larmes d’Anna Magnani dans le film Mamma Roma. Map W, cartographie du ghetto de Varsovie par l’artiste polonais Miroslaw Balka était une pièce centrale du dispositif théâtral de Jan Karski, présenté par Arthur Nauzyciel en 2011. Dans l’une des cours de la prison Sainte-Anne, Balka est dans un tout autre registre, celui qui ouvre une fenêtre de joie et d’espoir : des rubans de plexiglas accrochés à un filet de sécurité renvoient une lumière irisée et le reflet du visiteur démultiplié. L’œuvre s’intitule 68X Heaven, preuve que les lucioles n’ont peut-être pas disparu.
La disparition des lucioles, exposition à la prison Sainte-Anne, Avignon, jusqu’au 25 novembre 2014.