Dans Ici commence la nuit, premier roman ancré dans son Sud-Ouest natal, le réalisateur de L’Inconnu du lac raconte une histoire d’amour entre un quadragénaire homosexuel et un vieillard. Sombre, cru et tendre.
Le premier roman d’Alain Guiraudie ne ressemble à rien de connu. C’est ce qui fait le charme, la beauté et l’étrangeté de Ici commence la nuit, un mélange improbable entre un imaginaire pasolinien, une naïveté enfantine et des passages de comédie menés tambour battant. Écrit entre les scénarios du Roi de l’évasion et de L’Inconnu du lac, ses deux derniers films, le roman en porte la marque et trouve un chemin propre grâce à la voix de Gilles, le narrateur. Homosexuel quadragénaire, il traîne son désœuvrement entre les bistrots du coin et la maison de Pépé, un presque centenaire qui vit avec sa fille déjà âgée, Mariette. Pour se rapprocher de Pépé, dont il est amoureux, Gilles vole l’un de ses slips sur la corde à linge et l’enfile pour se masturber. C’est le début d’un invraisemblable enchaînement de situations qui va provoquer l’arrivée des gendarmes et mener à une longue scène de torture à la limite du soutenable. Plusieurs questions se posent après cet épisode qui arrive très tôt dans le livre et en constitue l’acmé : comment continuer l’histoire et intéresser le lecteur quand on est allé aussi loin ? Comment l’amour peut-il naître d’une telle barbarie ? Car Ici commence la nuit est bien un roman d’amour, un amour plus ou moins platonique entre Gilles et Pépé, et un amour consommé, né de la douleur et de la souillure, entre Gilles et celui qu’il n’appelle que « le chef », le chef des gendarmes, celui qui l’a brutalisé.
Avec le personnage du chef, Alain Guiraudie reprend le thème de L’Inconnu du Lac, film dont on reconnaît trait pour trait une inquiétante scène située au bord d’un lac naturiste. Le beau gendarme incarne la fascination/répulsion pour l’homme parfait, celui qui cristallise tous les fantasmes de Gilles mais pour qui il na pas réellement de sentiments. L’amour vrai, l’amour interdit, est celui qu’il ressent pour le nonagénaire. La force d’Alain Guiraudie est de refuser la position de surplomb : le lecteur chemine avec le Gilles et découvre avec lui la nature belle et trouble de son attirance pour Pépé. La relation unique et mystérieuse entre les deux hommes passe par la langue occitane : un murmure, une chanson douce et secrète d’autant plus précieuse qu’elle est en voie d’extinction. Comme souvent chez les vieillards, la langue de l’enfance ressurgit au seuil de la mort. Pourtant, loin d’être sénile, Pépé comprend ce qui se trame, en joue, se laisse surprendre par une tendresse impromptue et goûte les dernières fantaisies permises par le très grand âge.
Depuis Ce vieux rêve qui bouge, son premier moyen-métrage, Alain Guiraudie filme un monde d’hommes. Les femmes ne sont pas absentes de son roman mais sont de purs personnages de farce. Mariette, la fille de Pépé, est la gardienne du foyer gentiment exaspérée, celle qui tente de faire régner l’ordre dans cette maison de fous où A désire B qui désire C, comme dans un bon vieux vaudeville. Cindy, sa petite-fille de quinze ans en vacances chez sa grand-mère, veut à tout prix perdre sa virginité et a jeté son dévolu sur Gilles, ce qui n’est pas forcément la meilleure manière d’atteindre son but. Elle évoque, en plus jeune, le personnage de Curly, la jeune femme du Roi de l’évasion qui vit une passion torride avec un homosexuel.
S’il creuse les mêmes thèmes que dans ses films, la lutte des classes, l’homosexualité en milieu rural ou ouvrier, Alain Guiraudie trouve dans le roman un espace de liberté que ne permet pas toujours le cinéma, comme la présence d’un fantastique discret, les fondus enchaînés entre le rêve et la réalité et surtout l’écriture frontale des scènes sexuelles. Avec une simplicité d’écriture désarmante et un talent narratif qui captive dès les premières pages, Ici commence la nuit fait danser Eros et Thanatos en parvenant aussi à faire rire. Une expérience extrême.
Ici commence la nuit, d'Alain Guiraudie, P.O.L, 16,90 euros.