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Billet de blog 15 mai 2014

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Le karaoké cérébral de Daniel Linehan

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

En résidence à l’Opéra de Lille, le chorégraphe américain crée The Karaoke Dialogues, sa sixième pièce, et détourne la méthode du karaoké pour questionner la figure du héros tragique et le corps à l’ère numérique.

Un karaoké sans une note de musique : c’est la malicieuse provocation lancée par Daniel Linehan pour sa première création à l’Opéra de Lille, la plus ambitieuse à ce jour, avec sept interprètes sur le plateau. En invitant le jeune prodige américain (qui succède à Christian Rizzo) pour une résidence de trois ans, la directrice du lieu, Caroline Sonrier, confirme l’intérêt qu’elle porte à la danse et aux formes nouvelles.

Sur le plateau de la grande salle à l’italienne, cinq écrans plats high-tech curieusement lestés par des pierres sont posés au sol, tandis que deux autres sont fixés au mur. Comme au karaoké, les mots projetés en anglais induisent le rythme et telle une partition, donnent des points d’appui aux danseurs. Loin des paillettes et de la nostalgie des tubes éculés, Daniel Linehan utilise le divertissement populaire comme un dispositif, pour mieux le détourner. The Karaoke Dialogues est une pièce d’une heure trente en six chapitres, avec prologue et épilogue, où les chansons sont remplacées par des textes littéraires et philosophiques universels : des extraits de la République Platon, du Procès de Kafka, de Crime et Châtiment de Dostoïevski, du Rouge et le Noir de Stendhal, de Frankenstein de Mary Shelley, de Hamlet de Shakespeare et de Don Quichotte de Cervantes sont assemblés pour parler de l’apprentissage, du mensonge, de la trahison, de la culpabilité, du héros tragique face à la loi, à la règle, au collectif. La danse dialogue de manière souvent drôle avec la structure rythmique des phrases plutôt qu’avec le sens des textes, comme si le corps était une doublure s’amusant des répétitions, des bégaiements, des incompréhensions, jouant sur la synchronisation ou le décalage parfois infime entre corps et voix. Daniel Linehan s’intéresse aussi au corps à l’ère numérique, à l’interaction avec les écrans. Dans The Karaoke Dialogues, la parole semble volontairement désincarnée, sans adresse, flottante, le spectateur a parfois du mal à savoir qui parle. Contrairement au jeu théâtral (et au vrai karaoké !) qui repose sur l’incarnation, les corps des danseurs n’arrivent pas complètement à interagir avec les « images-textes » générées par ordinateur. Entre chaque partie vient s’insérer un solo ou un duo, parenthèses de danse fluide et presque nue où le sens des paroles est volontairement brouillé et où les mots sur les écrans sont remplacés par des formes géométriques, comme lors d’un bug numérique. Parce qu’ils lâchent la bride aux interprètes et libèrent le spectateur d’une concentration trop soutenue sur les textes, ces passages sont des moments de grâce et d’humour qui donnent toute la mesure du talent de Daniel Linehan qui, après New-York, a poursuivi ses recherche à P.A.R.T.S, l’école bruxelloise d’Ann Teresa de Keersmaeker.

Depuis son premier solo, Not about everything (2007), un tournoiement infini et obsessionnel, le jeune homme affirme un goût pour les dispositifs forts, qu’il soit sur scène ou non. Dans Gaze is a gap is a ghost (2012), sa précédente pièce, les trois interprètes munies de caméras embarquées projetaient le spectateur à l’intérieur de la danse tout en conservant une part de mystère et une légèreté absolue. Plus bavard, moins clair du point de vue de la dramaturgie, The Karaoke Dialogues n’est pas aussi époustouflant mais donne à voir un nouvel aspect, plus ample, du travail rigoureux et novateur de Daniel Linehan.

 The Karaoke Dialogues, création de Daniel Linehan à l’Opéra de Lille jusqu’au 15 mai puis en tournée à Bruxelles, Anvers, Aubervilliers (Théâtre de la Commune du 2 au 4 juin dans le cadre des rencontres chorégraphiques de Seine Saint-Denis), Genève. 

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