Depuis cinq ans, la compagnie Le sens des mots présente à Avignon Binôme, des pièces de théâtre nées de la rencontre entre un scientifique et un auteur. Comme chaque année le programme propose deux créations : Noce chez les épinoches de Gustave Akakpo et Extrémophile d’Alexandra Badea.
Dans la cour de la préfecture du Vaucluse à Avignon, trois comédiens vêtus de slips et de sweat-shirts à capuches blancs, muets comme des carpes, remuent les bras pour mimer des nageoires. Ces poissons blancs sont des épinoches, des poissons de rivières, qui ont perdu leur couleur et ont muté à cause de la pollution des eaux. Les perturbateurs endocriniens présents dans les milieux aquatiques peuvent engendrer un changement de sexe chez les mâles qui se féminisent et perdent leurs capacités de reproduction : « j’ai des œufs dans mes testicules » dit le papa épinoche. Noces chez les épinoches est une comédie farfelue qui met en miroir les hommes et les poissons, pose la question de la responsabilité des humains dans la dégradation de leur milieu, de l’adaptation aux changements, et celle, très tendance, du genre. Le texte est né de la rencontre de Gustave Akakpo, jeune auteur d’origine togolaise avec le chercheur Wilfried Sanchez, spécialiste d’écotoxicologie qui travaille depuis dix ans à l’INERIS, l’Institut national de l’Environnement industriel et des risques. Ce mariage réussi entre science et théâtre a pu voir le jour grâce à Binôme, un projet lancé en 2010 par le comédien et metteur en scène Thibault Rossigneux. Le principe est simple et le protocole aussi rigoureux qu’une expérience de laboratoire : le savant et le poète ont cinquante minutes pour se parler, après quoi tout contact est interdit. L’auteur doit écrire une pièce de trente minutes que la compagnie Le sens des mots, dirigée par Thibault Rossigneux, s’engage à monter. Chacun des membres (Sandrine Lanno, Florian Sitbon et Emilie Vandenameele) est alternativement acteur ou metteur en scène. «Avant d’être écrivain, un de mes rêves était de faire de la recherche scientifique, de la nanochirurgie et tout ce qui touche aux planètes » dit Gustave Akakpo, « quand on m’a parlé du projet c’étaient deux parties de moi-même qui allaient se revoir puisque j’ai dû faire le deuil de la science, mais à vrai dire je ne connaissais pas l’existence de l’écotoxicologie ! ». Wilfried Sanchez est tout aussi enthousiaste : « cet échange a pu mettre en évidence des questions et perceptions issues de la société, il m’a ouvert les yeux sur des implications possibles de nos travaux auxquelles on ne pense pas quand on est à la paillasse ou à la rédaction d’un papier ».
Chaque année, Binôme présente trois pièces à Avignon, deux créations et une reprise. Elles tournent ensuite dans des théâtres mais aussi des universités, des lycées, grâce aux laboratoires de recherche qui co-produisent les pièces, aident à leur diffusion et surtout proposent des noms de scientifiques. C’est ainsi que Bernard Ollivier, directeur de recherche à l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD), directeur adjoint de l’Institut Méditerranéen d’Océanologie (MIO) a pu dialoguer avec Alexandra Badea, auteure de plusieurs pièces dont Pulvérisés, sur le cauchemar de la mondialisation. Après avoir questionné le chercheur sur l’extrémophilie -les organismes vivant dans les milieux extrêmes -, sur ses voyages au Sénégal pour étudier la haute salinité du lac rose, elle a retenu la piste du Nautile, un sous-marin qui descend au fond des océans, pour écrire Extrémophile : « c’est le voyage d’une scientifique très jeune qui décide d’abandonner la recherche pure pour l’industrie. Elle fait un voyage pour descendre au fond des océans, dans l’obscurité, et elle a une prise de conscience. Cette chose là pourrait déclencher un changement dans sa vie ». Au-delà de la transmission, Bernard Ollivier attendait de cette aventure un partage, un questionnement profond sur le sens de son travail : « ce texte est une plongée en moi-même » avoue-t-il, ému. À l’issue du spectacle, le public assiste à la réaction filmée du scientifique et peut échanger avec le duo qui se retrouve pour l’occasion. Pour clôturer la cinquième édition de Binôme, la compagnie Le sens des mots présente une reprise de Souris chaos, de Frédéric Sonntag, une pièce sur l’obésité des souris inspirée des travaux de Daniela Cota. Vingt pièces ont été montées à ce jour, écrites par des auteurs repérés de la scène contemporaine française tels que David Lescot, Emmanuel Bourdieu ou Sonia Chiambretto. Elles témoignent de l’intense créativité qui anime les deux champs, science et théâtre : « on fait de la recherche pour écrire une histoire, que ce soit une pièce de théâtre ou un article scientifique » résume Wilfried Sanchez.
Binôme #3 Souris Chaos, 20 juillet 2014 18H, à la préfecture du Vaucluse, Rue Viala, Avignon, Hôtel Sainte Croix de Forbin
Noce chez les épinoches de Gustave Akakpo et Extrémophile d’Alexandra Badea, en tournée en France. A la Faïencerie de Creil du 10 au 27 mars 2015.
http://www.lessensdesmots.eu/?page_id=332