Fille de républicains espagnols exilés, la romancière se confronte pour la première fois à l’histoire de la Guerre civile. Dans Pas pleurer, elle met en parallèle la radieuse échappée d’une jeune femme à l’été 36 et le regard douloureux de l’écrivain Georges Bernanos sur les crimes franquistes.
Pas pleurer est un geste d’amour filial. Âgée de quatre-vingt dix ans en 2011, la mère de la narratrice oublie tout : un mariage de plus de soixante-dix ans, les longs hivers passés dans le Languedoc et une langue française peu à peu grignotée par l’espagnol originel. Tout sauf une parenthèse enchantée, l’été radieux de ses seize ans : le 31 juillet 1936 elle quitte en camionnette avec son frère Josep leur village de haute catalogne pour rejoindre Barcelone et les anarchistes de Durruti. Quelques mois plus tôt, Montse dite Montsita, la « mauvaise pauvre », a refusé d’aller faire la bonne chez les riches qui l’avaient pourtant trouvée « bien modeste » : « Une mauvaise pauvre est une pauvre qui ouvre sa gueule » résume Lydie Salvayre. La guerre civile et les idées libertaires ouvrent à Montse un tout autre horizon et dans la capitale catalane, un Français prénommé André (devenu André Malraux pour la légende familiale) va lui faire connaître la volupté. Elle reviendra au bercail « embarazada », enceinte, porteuse d’une honte qu’il faudra bien laver en épousant Diego, le fils de bourgeois, un rouquin qui fricote avec les communistes. Aussi raide que Josep est flamboyant, Diego élèvera Lunita, la sœur aînée de Lidia, la narratrice, et deviendra son père, dix ans plus tard. Mais c’est une autre histoire.
Au même moment, l’écrivain Georges Bernanos est à Palma de Majorque le témoin de crimes atroces qu’il raconte dans Les grands cimetières sous la lune, paru en France en 1938. D’abord sympathisant de la Phalange de Primo de Rivera, il est horrifié par l’épuration à laquelle se livrent les nationaux franquistes avec la complicité de l’Eglise catholique. Au récit de la mère, drôle, poignant et probablement embelli par la mémoire défaillante, Lydie Salvayre accole des pans de l’histoire racontée par Bernanos. À l’enthousiasme républicain, elle oppose la lucidité horrifiée de l’écrivain qui finira par quitter l'Espagne en 1937 puis l’Europe après la publication de son pamphlet le plus noir. L’escapade de Montsita à Barcelone en juillet-août 1936 est l’apogée de l’expérience libertaire en Espagne. Elle fait suite à la transformation de nombreux villages en communes autogérées. Le destin de Montse, son mariage de raison avec Diego et son glissement vers la tristesse, coïncident avec la prise de conscience de la défaite côté républicain.
Pas pleurer est pour la narratrice romancière un étrange exercice qui consiste à reconstituer les pièces manquantes d’une mémoire en lambeaux tout en respectant la vérité historique. Le roman est un subtil équilibre entre les épisodes familiaux, racontés dans une langue sonore et colorée, la voix sombre de Bernanos et les questionnements personnels de la narratrice, son désir impérieux de plonger dans ses racines et de rendre justice à cette « parenthèse libertaire qui n’eut je crois d’autres équivalents en Europe et que je suis d’autant plus heureuse de réanimer qu’elle fut longtemps méconnue, plus que méconnue, occultée ». Pourtant, Pas pleurer n’est jamais aussi sensible, drôle et bouleversant que quand il suit, les pérégrinations de Montsita, ses émerveillements naïfs, ses assauts rétrospectifs contre le mâle espagnol, avec ses pieds qui puent et sa virilité d’opérette. Les plus belles pages du roman sont celles consacrées à la Retirada, au courage de la jeune fille de dix-sept ans traversant à pied les Pyrénées encadrée par la 11e division de l’armée républicaine pour rejoindre la France. « Pas pleurer » murmure t-elle à son bébé accroché à sa poitrine. « Pas pleurer » se dit le lecteur qui sent déjà qu’il a perdu la partie.
« Cet été radieux que j’ai mis en sûreté entre ces lignes puisque les livres sont faits, aussi, pour cela » écrit Lydie Salvayre. Toute sa vie, Lidia, la narratrice, a « redressé » les joyeux outrages que sa mère infligeait au Français. Avec le grand âge et la maladie, les digues du beau langage et des belles manières sautent, elle oublie tout ce qu’elle a appris depuis son mariage dans la maison des bourgeois, tout ce qu’on lui a inculqué depuis qu’éternelle étrangère, elle vit dans un pays qui n’est pas le sien. En mettant en sûreté la langue radieuse de Montse, cette langue « mixte et transpyréenne », impure et magnifique, elle l’autorise à être enfin elle-même.