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Billet de blog 31 mai 2014

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Didier Bezace, Marguerite Duras et les actrices

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Au Théâtre de l’Atelier, le comédien et metteur en scène Didier Bezace reprend deux pièces de Marguerite Duras jouées cet hiver, Le Square et Savannah Bay. Avec trois magnifiques actrices dont la grande Emmanuelle Riva.

Une tartine de confiture fait le lien entre les deux spectacles, qu’on peut voir le même soir ou séparément. Dans Le Square, Elle, une bonne à tout faire, donne son goûter à un fils de famille renfrogné tandis qu’elle lie conversation avec un voyageur de commerce. Dans Savannah Bay, Madeleine, une ancienne actrice, et celle que Duras nomme « la jeune femme » prennent le thé et dévorent en silence la tartine, comme un rituel qui va les unir au fil des jours. Didier Bezace avait créé Le Square il y a dix ans, dans son théâtre de la Commune d’Aubervilliers avec Hervé Pierre et Clotilde Mollet. Pour la reprise à l’Atelier, le metteur en scène joue lui-même le voyageur de commerce face à une Clotilde Mollet toujours impeccable, terrienne et bouleversante. Plus encore qu’il y a dix ans, elle n’a plus tout à fait l’âge d’être la débutante qui attend l’amour, ce qui rend la pièce encore plus déchirante. Marguerite Duras écrit Le Square en 1955 : c’est d’abord un roman, adapté pour le théâtre par Claude Martin un an plus tard. Elle et Lui n’ont volontairement pas de nom, pas d’identité, ils s’adressent l’un à l’autre en se disant poliment « Monsieur » et « Mademoiselle ». Le Square est l’affrontement de deux conceptions radicalement différentes de la vie. L’une veut à tout prix se marier et va méthodiquement au bal chaque semaine pour qu’un jour, un homme la remarque enfin. L’autre parle du bleu de la mer, voyage de ville en ville, fier de sa liberté et ne peut se défaire de cette existence nomade qu’il vit comme une fuite en avant. Mais au delà, c’est la vie des invisibles de l’après-guerre que décrit Duras : Elle est une bonne à tout faire silencieuse et transparente qui sert ses patrons en se plongeant dans une léthargie volontaire pour ne pas ressentir l’humiliation, Luicrève de solitude et de pauvreté et parle aux enfants pour éviter de soliloquer. En montant cette pièce, Didier Bezace invite évidemment à regarder l’exclusion d’aujourd’hui, notre époque et ses manques, ses échecs, même si la noirceur de sa lecture est compensée par des moments de comédie légère un peu désuets qui incitent malgré tout à l’optimisme.

C’est dans le même décor sobre signé Jean Haas avec des lumières de Dominique Fortin que se joue Savannah Bay. L’empilement de chaises en fer forgé du Square fait place à une estrade sur laquelle s’avance Emmanuelle Riva, telle une apparition. Elle joue Madeleine, une actrice âgée aux prises avec une mémoire défaillante, que vient visiter régulièrement une jeune femme qui la force à lui raconter chaque fois la même histoire, celle de Savannah, morte d’avoir trop aimé. Savannah était la fille de Madeleine, elle s’est suicidée à l’âge de dix-sept ans, le jour de son accouchement, un an après avoir rencontré son premier et unique amour. Marguerite Duras a écrit Savannah Bay en 1982 puis l’a légèrement remaniée pour la mettre elle-même en scène l’année suivante, avec Madeleine Renaud dans le rôle de Madeleine. Didier Bezace a mélangé les deux versions, privilégiant la clarté dramatique de la seconde et ajoutant quelques traits d’humour présents dans la première. La pièce est un jeu de rôle, « l’histoire magnifique de la conquête d’une grand-mère par sa petite fille » écrit Laure Adler dans la biographie qu’elle a consacrée à Duras. Car la jeune femme, si elle joue tour à tour l’habilleuse, la dame de compagnie ou la thérapeute, si elle passe imperceptiblement du vous au tu, est bien la petite fille de Madeleine et tente par ce jeu éminemment théâtral de dénouer une situation traumatique pour se faire aimer de sa grand-mère. Savannah Bay parle aussi du théâtre et du cinéma, du métier d’actrice, du rapport au public : « On s’empêche de mourir par politesse. La salle attend. On lui doit le spectacle » dit Madeleine. Comédienne durassienne par excellence depuis Hiroshima mon amour d’Alain Resnais, Emmanuelle Riva aurait pu se contenter de se laisser porter par ce qu’on appelle parfois la musique de l’auteur de L’amant et de La maladie de la mort. Or, c’est tout le contraire qui se produit. Le jeu très concret de l’actrice fait parfaitement entendre les enjeux de la pièce : la construction de l’amour presque malgré soi, la folie embusquée. Toute en tendresse et en détermination retenue face au monstre sacré, Anne Consigny ne se laisse pas écraser. L’une des grandes qualités de la mise en scène de Didier Bezace est de mettre les deux femmes à égalité. Peut-être est-ce parce qu’il voit dans la jeune femme l’incarnation de Marguerite Duras qui, toute sa vie, a cherché en vain l’amour de sa mère.

Au mois de janvier, le théâtre de l’Atelier présentait un triptyque intitulé Marguerite, les trois âges. La troisième pièce, Marguerite et le président, adaptée des entretiens avec François Mitterrand, n’a pas été reprise. En ces temps de commémorations liées au centenaire de sa naissance et parce qu’il serait dommage que la stature du grand écrivain écrase la qualité de ses textes, il faut aller voir Le Square et Savannah Bay pour entendre vraiment la voix de Duras, restituée de manière simple et limpide par Didier Bezace.

Le Square, de Marguerite Duras, avec Clotilde Mollet et Didier Bezace, mise en scène Didier Bezace, à 19H, le dimanche à 17H

Savannah Bay, de Marguerite Duras, avec Emmanuelle Riva et Anne Consigny, mise en scène Didier Bezace, à 21h, le dimanche à 19H

Au Théâtre de l’Atelier (Paris) jusqu’au 5 juillet

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