En fait, la question n’est pas : «Comment parler du handicap ?», contrairement à ce que je pensais il y a quelques jours. Parce que c’est vraiment difficile. J’aimerais mieux demander : «Avec qui parler du handicap ?» À quoi Pierre Desproges aurait peut-être répondu : «On peut parler du handicap n’importe comment, mais pas avec n’importe qui.» Mais ce nigaud s’est laissé emporter par le cancer. Dieu sait qu’il était contre pourtant.
Comme on est lundi, je suis philanthrope, désespérément optimiste, je prends mon blog à deux mains, et zou.
Petit rappel des chiffres puisque, oui, les chiffres sont têtus et nous obligent. L’autre matin, j’ai pris ma calculette et voilà, je suis tombée sur un résultat étonnant : 46 ans – 17 ans = 29 ans. J’ai passé plus de temps de ma belle vie avec la spondylarthrite ankylosante que sans. Près de trente ans. Un bail, depuis cet hiver de mes dix-sept ans où, après une baignade, là-bas, tout à l’Ouest, Dieu que c’était bon, après une angine somme toute simple et bien soignée, la maladie se déclara.
Un bail fait-il une histoire ? Faut voir. (Comme il faudrait voir s’il faut rajouter les deux ans de cancer. )
Ce qui faut voir, illico, c’est : une maladie chronique invalidante est-elle un handicap ? Souffrir chaque nuit pendant huit, dix mois, ne pas pouvoir poser le pied à terre dans la douceur d’un petit matin, ne pas pouvoir respirer profondément, ne pas supporter sur soi, certaines nuits, la caresse d’un amant constituent-ils les conditions du handicap ? Ne plus souffrir, soudainement, un beau matin de mars, de juillet ou d’avril n’annule-t-il pas l’idée de handicap. Non, répond la commission médicale chargée d’évaluer le pourcentage de handicap qui a posé un joli 80% sur mon dossier.
Mais moi, qu’est-ce que je réponds à ça ? Je me souviens de la première consultation chez le Pr Le P., le 21 octobre 1986. Jusqu’ici on avait posé le diagnostic d’un rhumatisme articulaire aigu atypique, mais les derniers épisodes obligeaient à revoir la copie. Typage génétique, scintigraphie osseuse, c’était facile de trouver, puisqu’on savait que chercher. Bingo : spondylarthrite ankylosante. Et pas du tout atypique. Du bien normal.
Cette consultation où le cher professeur faisait une tête moyennement souriante, j’ai tout de suite mis les choses au clair : d’accord pour cette maladie, mais je ne suis pas malade. Plus tard, quand, au fait de mes désarrois professionnels dus à une trop grande succession de crises, il m’a suggéré de solliciter l’Allocation adulte handicapé, même réaction : d’accord, mais je ne suis pas handicapée.
Préciosités sémantiques ? Non. Handicapé, malade, ne sont pas des identités. Être porteur d’une maladie, d’un handicap, oui, comme des millions de gens, je vivrai avec. Cela s’appelle somme toute être en vie. Mais jamais mon identité ne se réduira à ces 80% de taux d’incapacité déclarés.
J’ai cru naïvement que cette décision me concernerait seule. Cette position face à la maladie, partant face à la douleur, me regardait, moi, seule, dans le noir de ma chambre. Las.
Tout de suite, cette évidence offerte en prime : on est aussi malade dans le regard des autres. Lapalissade, certes. On est comptable, oui, de leur angoisse, de leur culpabilité, de leur désarroi.
Dès les premiers mois de cette spondylarthrite ankylosante, c’est cela que j’ai eu à affronter, aussi.
On passera rapidos sur le regard des parents : un père qui râle, c’est sa manière, très célinienne si l’on veut, qui oublie très bien pendant des mois pourquoi je ne peux pas marcher normalement le matin, je ne me débloque qu’à midi. Une mère dont je ne sais absolument pas ce qu’elle pense de tout ça. Ça lui plaît que je décide en décembre 86, à peine posé le vrai diagnostic, de filer en Israël, voir un peu comment ça marche là-bas. Elle, c’est la version : c’est bien, tu ne te laisses pas aller. C’est commode, parfois.
Venons-en aux amis. Les amis qui ont le même âge que moi quand le diagnostic est posé, qui skient, qui foncent sur leur Hobbie Cat, qui crapahutent, qui parapentent, qui foncent au bout du monde. Et qui vous pousseraient volontiers sur une piste noire de ski parce que, franchement, la spondylarthrite ankylosante, ils ne voient pas bien ce qu’elle est.
C’est dans le regard des amis que l’ambiguïté éclate. Une ambiguïté qui mène vite à un syllogisme « a+b =c » :
a) ils n’y comprennent rien à ce qui enflamme mes articulations, la nuit et le jour ;
b) je ne me plains pas toute la journée, je me contente de marcher avec ma canne ou mes béquilles Ferrari, preuve évidente que…
c) il s’agit donc d’autre chose…
Mécanique connue : comme ils ne savent pas ce qu’est une articulation, la cause de toutes ces inflammations articulaires vient d’ailleurs. « La Vérité est Ailleurs… » , vous vous souvenez ? Les amis sont très bons en dénicheurs des vérités cachées.
Je caricature ? Non. Je me souviens des attitudes, des phrases que j’ai trop entendues. Quelle bouillie ! J’aurais, moi, la fille boiteuse, un rapport difficile à ma mère. Trop fastoche, quelle fille n’a pas de rapport difficile à sa mère… Je fais trop confiance à la médecine allopathique, je suis otage de schémas de pensée archaïques, « libère-toi ! ». Conciliante, je suis allée me libérer un peu : une ostéopathe qui, sans jeter un œil sur les radiographies de mon rachis, s’est mise à me tripoter dans tous les sens avec un air pénétré, genre Bernadette devant sa grotte. Résultat : quinze jours de crise Force 12.
Mais je ne devais pas y croire assez. Conciliante, degré supérieur, je suis allez voir un gugusse plaine Monceau qui m’a remis chaque semaine, contre une somme rondelette, un liquide que je m’injectais en intradermique. Je me suis piqué la cuisse à heure fixe tous les mardis pendant six mois. Résultat, néant. Une amie me suggéra de ne plus boire de lait, elle avait lu sur internet que… Un autre, charmant, voulut qu’un médecin chinois me pose des grains de riz dans le cou. J’aime assez qu’un homme pose quelque chose dans mon cou, mais des grains de riz…
Et puis, j’ai arrêté d’écouter ces amis qui me reprochaient tant de ne pas croire à leurs solutions miracles.
Parce que voilà le secret : il faut croire à la médecine, douce, pas douce, alternative, continue, indienne, chinoise. Manque de chance, je ne crois à rien en ce domaine. Athée totale. Je vis avec une maladie, tous les jours, certains moins mauvais que d’autres, mais je ne crois pas en la médecine. La médecine est un art, pas une religion censée nous promettre l’immortalité. Au rhumatologue qui avoue parfois qu’il ne sait pas (quel bonheur, ce constat), je ne délègue aucun pouvoir sur mon corps. Je sais l’intensité de la douleur, je sais le nombre de mouvements empêchés, je sais les accalmies, le moment où elles surviennent. Lui sait la mécanique intime des articulations, des inflammations, les mouvements étranges des protéines dans mon corps, les chimies qui soulagent. Il sait surtout qu’il ne sait pas grand chose, tout agrégé qu’il soit. C’est un échange. Pas une sujétion.
Et cette absence de sujétion, oui, a souvent posé un problème. Autant que cette attitude que j’ai, tout de suite, adoptée face à cette maladie chronique : non, elle n’envahira pas ma vie plus que de mesure. Je veux bien boiter, je ne veux pas m’empêcher d’aller voir le monde tel qu’il tourne, bien ou mal. Si je pars pour le Caire voir un peu les bidonvilles d’El Muqqatam, ce sera en béquilles et les poches pleines de Moscontin, au cas où. Et oui, je me suis retrouvée dans une chambre de l’hôtel Victoria, fantôme de la colonisation britannique, coincée dans mon lit pendant deux jours. Le portier m’a soignée comme il a pu. J’ai compté les cafards qui se marraient en rond. Le troisième jour, je suis repartie dans les rues du Nord et du Vieux Caire. Pas parce que je suis courageuse ou je ne sais quoi. Parce que je suis vivante. Point.
Orgueil ? Déni ? Non. Seule position tenable à mes yeux. Vivre avec un handicap, c’est d’abord vivre. Au rythme des périodes de la maladie, difficilement, acrobatiquement, oui, mais vivre.
Cette position vaut-elle face à ce qu’est mon handicap dans les yeux des autres ?
Non. Et c’est là que je dois quitter la biographie un brin complaisante.
Pour poser quelques hypothèses de ce qu’est le handicap.
Peut-être la défaillance de l’idée de l’homme que chacun, bien, mal, se fabrique. Truisme : s’avancer, soi et son handicap, sa maladie, face à l’autre, c’est lui infliger un sale démenti de ce qu’il veut croire sur sa propre invincibilité.
D’où la maladresse, l’agressivité, l’indifférence feinte. D’où l’ambiguïté des gestes de sympathie qui, parfois, soulagent l’handicapé. Ils ne sont pas tant adressés à l’autre qu’à soi. Ils veulent panser cette blessure que le handicap est venu faire au plus intime.
Cette gêne, ce silence affreux je les ai reçus, violemment, le jour où, ayant laissé Mouflet à l’école, je me suis rendue à l’habituel rendez-vous du café du matin. Il me fallait une petite pause avant d’entrer à l’Institut Curie pour ma troisième opération, l’ablation du deuxième sein. Cela faisait beaucoup, trois opérations, une chimiothérapie en un an, oui, mais il fallait le faire. Je me suis assise près de femmes que je connais pour partager avec elle chaque matin, un petit café. Aucune ne m’a adressé la parole. Paralysées par l’idée de ma peur, l’idée de l’horreur qu’elles supposaient être la mienne. J’ai bu mon café, j’ai payé, je suis partie, sans un mot, abasourdie. Ce jour-là, j’ai compris ce qu’est, avant tout, la maladie, cet effroi dans le regard de l’autre.
« C’est pas de chance, me dira quelques temps plus tard, une amie, tu te tapes un sale cancer, deux opérations, une chimiothérapie de cheval, tu te taperas pour longtemps l’angoisse de la récidive et en plus, tu te tapes la peur des autres. C’est pas de bol, mais c’est comme ça… »
Il n’entrait aucun cynisme dans sa voix, une réelle amitié, parce qu’entre elle et moi, la maladie n’avait pas faussé la distance.
Le handicap, la maladie, c’est aussi ce risque toujours présent de court-circuiter la juste distance qui, d’ordinaire, est posée entre soi et les autres. Celle qui empêche l’identification permanente, mortifère, en place de la reconnaissance d’une appartenance à une même humanité.
Quand je marche avec ma canne noire, je ne croise aucun regard. Je ne veux pas. La main de Mouflet longtemps s’est appuyée sur cette canne : il a appris à marcher en partie comme ça, ou avec mes béquilles Ferrari. Je ne regarde personne ; toute mon énergie est centrée sur nous, sur lui, sur notre drôle d’histoire qu’il faut réparer, sans cesse. Et rendre belle.
Je ne veux pas de regard extérieur, c’est notre histoire, à Mouflet et à moi. L’échange de regards dont je parle, qu’il faut bien doser, c’est le nôtre. J’avance doucement, prends garde de ne pas me faire mal, je le regarde, nous blaguons. Et ces blagues, Mouflet le sait comme moi, sont notre manière de tisser la bonne longueur du bout qui nous relie. Il tient la canne très librement, légèrement. Il s’échappe aussi, va cavaler dans le monde. Je le regarde. Il est un petit garçon de neuf ans, un petit d’Homme. Cavalant, il ne fait rien d’autre que son boulot de Mouflet.
Mais cette distance-là, je le sais bien, est singulière. Et foutrement difficile à tenir.
L’autre après-midi, sortie de l’école, j’ai vu une mère marcher avec deux cannes. Une sale démarche, signe d’une sale maladie. À côté d’elle, une femme plus âgée, sa maman peut-être, poussait une chaise roulante. Cette jeune femme avait un visage fin, encadré par des cheveux blonds presque ouateux, un regard clair. Je l’ai regardée deux fois et, illico, je me suis demandé : « Mais comment fait-elle avec son enfant ? »
Le handicap, c’est cette question que l’on ne peut s’empêcher de laisser advenir, mais surtout la réponse qu’on y apporte : « Moi, je ne pourrais pas. » Phrase imbécile, on le sait bien. Manifestement, cette maman « fait ». Mais phrase obsédante qui nous laisse face à notre désarroi.
Le handicap serait donc cela, cet incendie que l’on provoque chez l’autre qui brûle toutes ses ressources. Jusqu’à l’amitié même.
Cette hypothèse vaut. Un brin cynique quand même. Trop et elle me dérange. Me dérange l’idée déjà dite : je refuse qu’il faille avoir une jambe en moins, un corps paralysé pour comprendre combien cela doit être lourd et douloureux et… handicapant. Je refuse d’élever Mouflet dans ce renoncement moral, dans cette tyrannie de l’émotion. Non, je ne me mets pas à la place de la petite fille violée, du garçon brûlé au 3ème degré par des barbares. Non, je ne me mets pas à la place des Gazaouis bombardés. Je n’ai pas besoin de cela pour savoir que ces situations sont intenables, que là-bas est bafoué le principe premier de l’humanité.
Je refuse ce chantage qu’un Jean-Marie Le Pen a commencé de lancer dans le débat public, puis d’autres, jusqu’à Nicolas Sarkozy. Je refuse cette tyrannie, ces lois que l’on bricole en catastrophe quand un malade schizophrène tue un étudiant comme en novembre dernier, au lieu de cesser les fermetures des lits, de renforcer les structures déjà existantes de prise en charge, au lieu d’avouer que, oui, la psychiatrie n’attire plus personne. Parce que, dans une société accrochée au mythe de la guérison, c’est usant de soigner des fous, oui. Parce que c’est usant d’être sans cesse dans ce voyage entre le Fou et Soi. Usant ce va-et-vient entre la Normalité (la sienne, la mienne) et le pathologique (chez lui, chez moi).
Je refuse de devoir vivre une situation barbare pour entrevoir ce que peut être la barbarie. Je n’ai pas besoin de savoir ce qu’est une maladie invalidante pour comprendre la place qu’elle peut avoir dans la vie d’un homme, d’une femme. Pas par complaisance mortifère. Parce que, tout simplement, j’essaie d’être un être humain.
Bon, j’ai fini par comprendre, de réflexions en regards, que l’idée de considérer la maladie comme faisant naturellement partie de la vie n’est pas tout à fait dans l’air du temps. Une preuve au hasard, cette obsession de mettre à jour « le » gène du cancer du sein (que chaque mère, enceinte d’une fille devrait donc éliminer) quand les récentes études montrent que l’origine de 2/3 d’entre eux serait d’origine environnementale (terme pris dans son acception large).
Certain candidat aux dernières élections présidentielles croit même qu’existe un gène de la pédophilie (entretien avec Michel Onfray pour Philosophie Magazine, en mars 2007 ),
Moi, je ne cherche pas le gène de ma maladie, je laisse ça aux chercheurs. (Naguère, j’ai été ravie de suivre le traitement qu’ils avaient mis au point pour soigner la spondylarthrite ankylosante. Ça n’a pas duré, mais j’ai apprécié leurs efforts…) Je me contente de ne jamais laisser déborder la maladie et de l'autoriser, glue noire, à tout envahir. J’essaie de ne jamais être en porte-à-faux face à mon handicap. Je ne le porte pas comme un étendard. Je ne le cache pas. Ni aux autres, ni à moi, ni à Mouflet. C’est parfois un boulot à temps plein.