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Billet de blog 18 février 2009

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Un matin chez la crise

Ce matin, j’ai jeté ma canne dans un coin de ce palais que Mouflet et moi habitons depuis la fin de ma chimiothérapie. Il n’y a pas d’orties dans mon palais, pas plus que de moulins, n’empêche, je l’ai jetée loin, j’en avais marre. (J’avais oublié, c’est vrai, que marcher avec une canne noire, appelons-la Milord, était aussi fatigant.)

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Ce matin, j’ai jeté ma canne dans un coin de ce palais que Mouflet et moi habitons depuis la fin de ma chimiothérapie. Il n’y a pas d’orties dans mon palais, pas plus que de moulins, n’empêche, je l’ai jetée loin, j’en avais marre. (J’avais oublié, c’est vrai, que marcher avec une canne noire, appelons-la Milord, était aussi fatigant.)

Jetons la canne et parlons de la Crise, car quoi, c’est la crise, avec ou sans Rolex au poignet, avant ou après cinquante ans.
Ce matin de crise, je loue une voiture à Caisse Commune (2,29 € de l’heure plus l’essence), je dépose Mouflet au centre de loisirs (y a après-midi Warhammer, faut pas tarder !), et je roule vers un rendez-vous de travail. Dans une chemise verte, des articles de jadis et naguère, publiés dans Libération, dans Le Nouvel Obs, Télérama, Psychologies, une enquête sur le prix du neurone en France, un entretien avec Jean-Claude Kaufmann, le sociologue qui s’intéresse à nos machines à laver, à nos salles de bains et à nos mois multiples. Ce que j’ai pu trouver dans mes cartons. Un cévé aussi, censé raconter ma vie comme le roman d’une journaliste des années 1985-2006. Une historiette qui commence dans les brumes océanes, le dos collé aux murs de béton moisi de Brest, se poursuit sur les berges de la Seine, s’envole vers Ramallah, Cracovie, Le Caire, bla-bla-bla….
Je roule dans la petite Twingo partagée, vers la Place de Clichy. J’arrive dans un garage. Un monsieur qui ressemble à un gigolpince sorti d’un bon Kessel me dit, c’est au 4ème.
J’ai répondu à ce rendez-vous parce qu’il m’avait été dit qu’une agence cherche des rédacteurs. Bon, j’ai une plume. Elle m’a nourrie hier ; elle ne me nourrit plus depuis juillet 2006, commencement de mon cancer ; elle doit me nourrir aujourd’hui et demain.
Je monte, je sonne.
Et LaCrise m’ouvre la porte.
LaCrise est ici habillée d’un jean et d’un pull qui m’a l’air doux. Elle a un double, lui aussi habillé de noir. Je pense, allez savoir pourquoi, à Antigone.
LaCrise s’appelle A. son double C. Elles ont eu une bonne idée communicationnelle, elles cherchent une plume pour faire voler leur petite entreprise. Ça tombe bien, j’ai, ces mois derniers, affûté la mienne. On cause, entre gens biens. Le projet de LaCrise surfe sur une idée simple qu’Antoine Blondin avait résumée dans un magistral épigraphe : « Ma vie est un roman », signé Tout-Un-Chacun. Je n’ai rien contre, a priori. En ce moment, je n’ai rien contre, ni pour. L’auxiliaire « avoir » se conjugue un peu trop au passé et à l’impératif bancaire.

Le boulot est simple donc : faut écrire la vie de madame Tout-Un-Chacun et qu’elle s’y reconnaisse.
La Crise A. écoute, la Crise C. tapote sur son ordi et, tout de go, sort l’information-clef : "On vous paie en droits d’auteur, 850 euros, pour trois entretiens et la rédaction du livre, jusqu’à acceptation du manuscrit par le client, plus 150 euros l’entretien supplémentaire, si nécessaire."

J’ai regardé LaCrise C. Elle a dit ça d’une traite, nerveuse mais pas du tout gênée. Comme dans ce jeu de poker auquel je perdais (évidemment !) toujours quand j’y jouais avec l’un de mes frères (je crois qu’il trichait), on bluffe pour voir la réaction de l’autre.
Comme je n’ai plus huit ans, je n’ai rien dit, j’ai souri, j’ai attendu. J’ai demandé quel temps de travail LaCrise A. et LaCrise C. estimaient raisonnable. Dix jours, me répond LaCrise A. qui visiblement s’est collée à une vie de Tout-Un-Chacun. Je persiste dans mes questions un brin indécentes : combien de feuillets ? LaCrise A. feuillette négligemment les épreuves du livre qu’elle a écrit, « Oh, quatre-vingt, quatre-vingt-dix… » Mouflet n’est pas là qui me sauverait puisque maintenant il divise des chiffres par des chiffres. Je me concentre, toujours en souriant : trois entretiens, d'accord... On enlève les trois jours consacrés aux entretiens et à leur écoute, on arrive à sept jours d’écriture. 90 feuillets divisés par 7, euh… Ah oui, table de 7, shrinkrrrr = environ 12 feuillets par jour.
[ Un feuillet, soyons un brin pédants, ça fait 1500 signes d’imprimerie (espaces compris). Ce que vous venez de lire fait environ 4094 signes, soit 2,73 feuillets. Je sais, ça fait très marchand de tapis, mon truc. N’empêche, tous les journalistes, les plumitifs s’entendent la-dessus : le prix au feuillet, c’est l’info, la seule qui compte. ]


Douze feuillets par jour, est-ce raisonnable ? Là, seule l’expérience compte. Simenon écrivait un polar en trois semaines. Certes.
J’ai, anonymement, pondu un fameux « Livre blanc du Mijotage William Saurin » en trois semaines (120 feuillets dans mon souvenir). J'ai récemment peiné deux jours sur six feuillets, il était question de l'aide française au développement.
Douze feuillets par jour, mais surtout, pendant sept jours, c’est du méga-temps plein. Il ne faut pas du tout regarder ce qu’on écrit.
LaCrise A. et C. savent très bien cela, comme tout le monde dans l’édition : les plumes souples doivent travailler vite si elles veulent que ce soit rentable. La qualité ? Elle est supposée.
Voilà pour le temps de travail. Enfin, voilà presque. D’expérience, dis-je gentiment à LaCrise C., il faudra plus de trois entretiens, Madame ou Monsieur Tout-Un-Chacun a toujours des choses à redire, les corrections seront importantes. Le temps réel de travail ne sera pas de dix jours, mais à mon avis de 20 jours. Donc, vingt jours à 850 euros.

Prenons les choses autrement et causons prix du travail : 90 feuillets à écrire pour 850 euros, ça fait combien au feuillet ? Si je ne me trompe pas, cela fait 9 euros et 44444444 centimes d’euros.

Combien de temps une plume en tous genres comme la mienne met-elle à écrire un feuillet ? Une heure ou deux… Pas de norme. On ne fait pas de jersey, on écrit.

Bon, mettons les choses au mieux : une heure. Payée donc 9,4444444 euros. Si j’avais un bb-sitter, une femme de ménage, je saurai comparer. Ah, si, j’ai eu un bb-sitter quand je suis sortie de Curie l’an passé, un garçon charmant que je payais 11,20 euros, plus les charges des chèques-emploi-service-universels. Il aimait le gâteau au chocolat du jeudi et Mouflet a appris deux ou trois choses avec lui. J’ai arrêté de le payer quand ma cagnotte a disparu, même plus vide, disparue. Ma plume vaut donc moins que le talent pédagogique du charmant étudiant (pardon, Rémi, de nous mettre dans la même balance).
Donc : 9,444444 euros de l’heure. Je pourrais aligner les 4 millièmes de millièmes de centimes d’euros, ça ne fera toujours pas bezef.


La conversation a un peu traîné, comme elle aime à le faire.

J’ai, comme ça, l'air de rien, très gentiment, dit qu’à ce prix-là, il n’était question de rien. Je crève de faim, je vis avec deux euros par jour, j’ai un monceau de dettes, mais…
LaCrise A. et LaCrise B. m’ont écoutée et, finaudes, m’ont fait une autre proposition, un travail identique, pour un monsieur qu’elles supposent prêt à « cracher au bassinet » (sic). J’ai lancé le chiffre de 2 000 euros par mois pour deux entretiens par semaine, écriture d’un chapitre entre chaque, corrections, livraison.
Elles me rappelleront.


Pardon d’avoir été si longue.
Vous, je sais pas, mais cette brève équipée au pays de LaCrise version édition-communication me semble riche d’enseignements.
Ainsi donc, aujourd’hui, deux charmantes brunettes, nées dans la fin des années 70, pensent sérieusement qu’on peut vendre sa plume, concevoir et écrire un livre pour 850 euros.
Le livre n’est pas mort, contrairement à ce que croassent quelques corbeaux. Le livre, objet parfait, est simplement atteint de la maladie qui frappe tous les secteurs économiques : la mort du séculaire « Tout travail mérite salaire… » , autrement dit l'adéquation entre la somme de travail fourni et le salaire.

L’édition fait d’ailleurs figure d’avant-garde, sans l'avoir prémédité. La rétribution du travail (concept somme toute jeune dans l’histoire de l’Humanité) n'y a jamais rien eu à voir avec la notion de travail. La qualité de la plume, le temps passé à écrire n’entrent pas en ligne de compte dans le calcul des droits d'auteur versés en à-valoir. Le premier livre d'un débutant vaut environ 1 500 euros. Le dernier coup de BHL-Houellbecq des poignées bien larges de centaines d'euros, (pardon de la cuistrerie, mais je renvoie à un article que j’avais naguère écrit sur le sujet). Mais, on arrivait quand même à des sommes décentes.

LaCrise A. et LaCrise C. ne sont pas des spoutniks, des aliens. Elles appliquent les règles du monde dans lequel elles ont grandi. Celui de la comm’, de la finance reine, des « coups ». Dans ce monde-là, le temps passé à travailler n'entre pas en jeu. Elles n'en conçoivent aucun complexe. Leur petite entreprise surfe sur le culte d'un objet qu'elles n'estiment pas.

Personne dans ce monde-là ne voit que cette dévalorisation financière mène droit à la dévalorisation de la chose écrite.

Revenant chez moi, je m’en suis voulu : je n’ai plus un sou, j’en ai marre de manger des demi-plats de pâtes, des morceaux de poulet un soir sur quatre, je dois changer les chaussures de Mouflet, lui acheter un pantalon, un pyjama, lui faire même un cadeau dont il rêve s’il travaille mieux… Sans parler des montagnes de dettes qu'il va falloir que je rembourse, j'en ai marre. Et je crache sur 850 euros !!!
La Crise, vieille femme maléfique, m’a torturée toute la journée. Elle sait y faire, la bougresse.
Le soir venu, je suis allée chercher Mouflet au centre de loisirs. Le sourire de Mouflet me disant : « Julien m’a dit que, pour un débutant, je peins bien les Warhammer… » a un peu ravivé la blessure : les Warhammer sont des petites figurines à peindre qui valent 60 euros minimum la boîte. Si j’avais accepté...


Mais non ! Je suis un dinosaure, un archaïque, un brontosaure, je crois à la valeur du travail, du beau travail, bien fait. Donc payé comme il doit l’être. Ni plus, ni moins.

Ai-je tort ?

Bonne journée aux travailleurs et aux autres. [ Là-dessus, je fonce sous la couette, écrire, pour moi.... Résultat dans quelques semaines.]

(PS : ce morceau de vie de Tout-Un-Chacun fait 5,93 feuillets. Zut, je n’ai pas regardé en combien de temps je les ai gribouillés…)

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