sophie rostain

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Billet de blog 25 janvier 2009

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Ma canne noire, Mouflet et moi

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.


L’autre jour, mercredi, lendemain du lait tourné, comme ça, l’air de rien, j’ai ressorti ma canne. Elle est belle, cette canne, lisse, fine, de métal noir. J’ai pris l’air de rien en trois secondes, devant Mouflet. Je ne voulais pas qu’il se fasse des idées, il s’en fait très bien sans moi, merci.
Ma canne noire est la première de toutes, celle que F. m’a achetée, un jour de 1989 ou 1990, à Beaubourg, à la librairie. Ça me plaisait cette idée d’une canne achetée dans une librairie. Ça me rappelait le mot de la gouvernante de Cocteau quand Radiguet était venu sonner à sa porte : « Monsieur, il y a un petit garçon avec une canne et qui vous demande… » Radiguet est mort de la typhoïde avant d’avoir eu le temps de décevoir, il était un sale gamin insupportablement doué. Quand je me suis mise à boiter, je me suis dit, c’est mon côté sale gamin qui s’exprime. Je vivais alors une histoire passionnée avec un homme de vingt ans mon aîné. Il a souri devant ma canne. D’autres qui n’ont pas souri, c’est mes parents. Mon père a demandé ce que j’avais encore inventé ; à quoi j’ai répondu qu’on n’était pas obligé de boiter sans élégance.
Et la canne noire est rentrée dans ma vie. Pour en ressortir, chassée vers 1994 par une paire de béquilles rouge Ferrari. Qui ont beaucoup servi, et noblement, marche avant, marche arrière, avant d’être reléguées, le temps de ma grossesse, les os ayant décidé de me foutre la paix. (Neuf mois de bonheur.)
Mais l’autre jour, ils s’enflammaient un brin.
La cage thoracique se fige, c’est comme ça, je le sens bien depuis la fin de la chimiothérapie. Les hanches déraillent comme elles savent faire.
Je ne reste pas sans rien faire, ça non. Comme je ne peux plus aller nager dans les piscines où nagent les bactéries qui attaqueraient mon système immunitaire tordu, je pédale. Pour que ma cage thoracique reste souple, que les muscles tiennent bon. Une heure et demi par jour. La bicyclette, c’est gratuit.
J’ai même pédalé avec ma canne, parce que, allez comprendre pourquoi, mes articulations ne brûlent pas quand je fais ce mouvement de pédalage. Marcher, c’est autre chose. Donc, j’accrochais ma canne au guidon et zou. Mais l’autre jour, impossible de pédaler. Ma bicyclette est abîmée, faudrait que je trouve ce qui frotte, mais franchement pas la forme pour me pencher là-dessus.


Donc, l’autre jour, Mouflet, ma canne noire et moi sommes partis voir comment le monde tourne.
C’est fou ce que les gens savent ne pas vous regarder quand vous marchez avec une canne, j’avais oublié. Maintenant, oui, bien sûr, je me souviens des temps jadis, quand je cavalais avec mes béquilles, en bermuda très short, mes jambes de pas encore trentenaire bronzées. Je me souviens du regard des vieilles dans l’autobus qui ne croyaient pas ce qu’elles voyaient. Je me souviens d’une bagarre mémorable entre une dame et moi : elle voulait absolument que je me lève pour lui donner la place prioritaire que j’occupais indûment selon elle. Gentiment, sans brandir ma carte prioritaire façon Mille Bornes, je lui avais répondu non. Énervement de la dame. Regards en coin des passagers. Jusqu’au moment où j’ai été obligée de faire ce que je détestais de faire à l’époque : me mettre debout, montrer mes béquilles sur lesquelles je ne tenais pas debout dans l’autobus, exhiber ma carte de prioritaire. Et hurler un brin que, ben non, la maladie, l’invalidité ne sont pas réservées aux vieilles peaux pas aimables.
Je me souviens surtout de la gentillesse, majoritaire, discrète, de ceux qui s’écartaient dans la rue, se levaient dans le métro, vous filaient un coup de main dans les magasins.
L’autre jour, dans le métro, aucune personne n’a fait le moindre geste pour se lever quand ma canne noire, Mouflet et moi sommes entrés dans la voiture.
Si, hier, j’ai pu lire une défiance dans les yeux de certains, une incrédulité (elle ne semble rien avoir, c’est quoi cette maladie invisible ?), aujourd’hui, dans ces regards, je vois une fatigue immense, une incapacité à voir l’autre. Peu importe que ce soit moi l’autre.

Et d’ailleurs, en m’asseyant près de Mouflet, je me suis dit, ma situation est la meilleure, parce que, de ma place, je suis dans l’obligation de regarder l’Autre. Non pour y lire le degré de mon handicap, mais bien pour y déceler mon degré d’humanité. À quelle hauteur suis-je descendue, montée, je stagne ?


Un bien long détour pour répondre aux commentaires qui parlent de l’offre et de la demande et de cette position étrange où se trouve celui, celle qui demande aux autres sans toujours pouvoir rendre la même chose. Ces commentaire qui parlent du don différé.
Là où je suis, aujourd’hui, je continue à donner, à ma mesure. Aux amis de Mouflet qui ont table ouverte ici, lit ouvert. À certaines mamans que je dépanne en assurant une sortie d’école, une jonction du mercredi.
Ces gestes ne sont pas de la réciprocité. Ils sont la preuve que je suis encore un être humain qui ne cède pas à la tyrannie de l’émotion : ne peut comprendre que celui qui a ressenti, la perte d’un enfant, un viol etc… Leit-motiv ignoble.
Ils voudraient être la preuve que l’on peut encore faire des choix de vie, fatigue ou pas fatigue, handicap ou pas handicap, Crise ou pas Crise.
Il faut s’inquiéter de cette tyrannie-là, que l’on a fini par intégrer par nos vies.
C’est elle que Not’Omniprésident exerce quand il intervient au lendemain d’un crime de « pédophile récidiviste » pour assurer aux parents que le coupable sera puni, quand il met en branle la loi sur la rétention de sûreté. Quand, inspiré par Alain Minc, il assure que la France doit troquer un cartésianisme trop strict (des preuves, monsieur l’Omniprésident, svp ? ) à un spinozisme libérateur…
L’émotion comme garantie exclusive de notre humanité… Vous je sais pas, mais moi, ça me fout la trouille. Parce que la dérive du continent « Homme » a déjà commencé, depuis une sacrée lurette, qui nous fait nager dans un océan malsain d’émotions complaisamment exposées, en permanence, en photos, en vidéos, en mots. Parce qu’on finit par croire que le seul prisme, c’est celui-là, la larme-à-l’œil.
Oui, je suis un homme par ma capacité à ressentir. Oui, je suis homme par ma capacité à laisser parler mon anima.
Non, je ne suis pas un homme parce que je sais pleurer devant une image de cadavres. Ces larmes ne me rendent pas plus humain. Ce qui me rend humain, c’est ma capacité à comprendre mes émotions, à agir en les intégrant, à réfléchir en les intégrant.
Ce qui me rend humain, c’est ma capacité, sans avoir vécu une situation, d’en ressentir l’horreur. Ce qui me rend humain, c’est ma capacité à tenter d’analyser une crise, sans la vivre.Il me semble qu’on voit ça en philo, en Terminale.
Je serai fière si un jour Mouflet comprend cela...
Au printemps dernier, quand je l’ai emmené à un parrainage républicain de familles de Chinois sans-papiers, je lui ai parlé de ça. Non, je ne sais pas ce que c’est de partir au travail le matin en tremblant d’être pris dans une rafle, de ne pas revoir mes enfants le soir, n’empêche, je trouve que c’est impossible à vivre, cette peur-là. Je ne sais pas ce que c’est de trembler devant un uniforme, mais je me révolte.
Il m’a regardé, il a réfléchi et il a dit : « C’est un peu comme quand tu m’emmenais à l’école, quand tu étais malade, j’avais peur de ne pas te revoir. » Il m’avait déjà dit ça, en juillet 2007, quand on croyait que tout était fini, juste avant que l’on ne m’opère une seconde fois (seconde, qui veut dire dernière ;-)). Il m’avait dit ça parce qu’il avait réfléchi à ce qui lui était arrivé, à lui, écolier de CE2. Et parce qu’il croyait dur comme fer que c’était fini.
Je l’ai serré contre moi, fort très fort. Je l’ai embrassé sur la joue et dans le cou, je lui ai dit je t’aime en posant mes lèvres sur sa peau. Il s’est serré contre moi, puis, très vite, il a filé découvrir la salle des mariages de la Mairie. Je suis mal placée, sûr, mais il me semble que si la vie n’est pas trop méchante avec lui, il comprendra, un jour.

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