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Billet de blog 9 décembre 2023

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Violences racistes au nom de l'art

Totems sans Tabou... L'une des stations de métro les moins fréquentées de Toulouse, Fontaine Lestang, nous propose un parcours dans un théâtre étrange, peuplé des « totems » des frères Di Rosa. Que nous dit l'entreprise Tisséo à propos de la valeur éthique de ces « totems » ? Comment interpréter l’alibi esthétique d’un dispositif qui valorise les stéréotypes racistes ?

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QUE DISENT NOS MURS, AU NOM DE L'ART?

L'une des stations de métro les moins fréquentées de Toulouse, Fontaine Lestang (selon Toulouse Secret), nous propose un parcours dans un théâtre étrange, peuplé de « totems », selon la dénomination adoptée dans l'article « Aux oubliettes pendant 15 ans, les totems de Richard Di Rosa sont de retour à la station Fontaine-Lestang » du quotidien régional La Dépêche du 9 juillet 2011.

Le choix du terme totem est en soi une référence qui insiste sur l'exotisme et renvoie, dès son origine, aux fantaisies colonialistes qui hiérarchisent les pratiques religieuses, considérant comme primitives et funestes les multiples pratiques différentes de celles - pourtant assez étranges et fort peu éthiques, à bien y regarder - des religions monothéistes qui ont accompagné les entreprises de colonisation. Les pratiques publicitaires actuelles, héritières de la modernité colonialiste, semblent en attester car, selon Emanuele Coccia elle seraient "l’exercice de l’équivalence iconographique entre le Bien et les biens"

Seuil

La station Fontaine Lestang se situe dans un quartier intermédiaire, entre la station Arènes – un carrefour où se connectent différents moyens de transport : métro, tramway, bus, train régional – et la station Mermoz, qui ouvre vers le quartier le plus défavorisé de Toulouse selon les statistiques de l’ INSEE , Le Grand Mirail. Cette position pourrait être considérée comme un seuil vers des territoires volontairement ghettoïsés, comme en témoignent les décisions de la métropole qui ont privé de l’accès au métro les habitants des quartiers pauvres de Toulouse lors des mouvements de rébellion qui ont suivi la mort de Nael (17 ans), tué par un policier à Nanterre le 27 juin 2023 : « Les métros fermeront quant à eux à 20h des stations entre Arènes et Basso Cambo sur la ligne A et des stations Empalot et Trois Cocus sur la ligne B » (article de Maëlane LOAËC pour TF1)

Les frères Richard et Hervé Di Rosa ont été sollicités pour décorer l’espace extérieur de la station Fontaine Lestang. Les sculptures installées en 1993 ont ensuite été retirées puis réaménagées et installées à l’intérieur de la station.

Illustration 1
station de métro Fontaine Lestang TOULOUSE © MICHELE SORIANO

Le communiqué de presse au moment de la restitution des œuvres en 2011, en présence de l'artiste Richard Di Rosa, déclare :
"La volonté des artistes a été de créer une place conviviale, un point de curiosité, de rencontre. La schématisation des formes, des visages et des personnages renvoie le passant à ses propres références enfantines. Au-delà de la simple apparence naïve des « sculptures-jeux », les artistes ont voulu mettre en valeur les différences et les identités des peuples du monde, invitant l’enfant à apprendre à la fois l’autre et lui-même en jouant."(je souligne, accès au communiqué)

À propos du projet et de sa valeur éthique l'entreprise TISSÉO explique : « L’ensemble des sculptures/jeux créé en 1993 sur la place devant la station par les frères Di Rosa est réinventé et réinstallé à l’intérieur de la station par Richard Di Rosa. À travers l’apparente naïveté des sculptures, les différences et les identités des peuples du monde sont mises en valeur » (je souligne, dépliant).

L’alibi esthétique de la violence

Le nom de Di Rosa a déjà été au centre de polémiques. Les travaux de Mame-Fatou Niang et Julien Suaudeau nous invitent à interroger les violences de l’universalisme républicain français ainsi que les particularités françaises de la négrophobie. En tant que « passante », je refuse que ces « schématisations » soient présentées comme mes « propres références enfantines », cela me blesse, m'horrifie et me révolte. Ces "schématisations" ne sont pas « enfantines », elles reproduisent les stéréotypes racistes qui ont structuré les discours, les spectacles et l'imagerie colonialistes, et légitimé les pratiques génocidaires qui ont marqué la période coloniale. Ces pratiques perdurent sous d'autres formes dans notre actualité. Les prétendre « innocentes » au prétexte qu'elles seraient simplistes et donc semblables aux dessins enfantins est le produit d'une double violence car: a) ce discours insinue que les enfants seraient naturellement et spontanément habités par des stéréotypes racistes, ce qui évidemment est faux, iels grandissent et se forment dans un environnement discursif et visuel dont nous, les adultes, sommes responsables et comptables ; b) ce discours publicitaire de l'entreprise TISSÉO implique qu'il ne s'adresse qu'aux enfants (et aux adultes) éduqués dans la culture coloniale française de la blanchité qui normalise ces stéréotypes, et dont l'imaginaire pourrait donc hélas, en effet, se reconnaître dans la violence de ces « totems ». Il exclut de fait tous les autres enfants et adultes racisés ou éduqués différemment, c'est-à-dire dans la critique systématique de ces stéréotypes, et pour lesquels ces « totems » sont extrêmement choquants.

Quelques mots sur un alibi éthique qui ne tient pas

... « invitant l’enfant à apprendre à la fois l’autre et lui-même »

De quel apprentissage s'agit-il? Quelle scénographie dessine un tel discours ? L'énonciateur se place en pédagogue qui s'adresse à l'enfant « lui-même » (et surtout à ses parents supposés complices du discours publicitaire), son objectif déclaré est de lui « apprendre l'autre et lui-même ». 

Étrangement, cette scénographie révèle ses objectifs de racialisation dans la bi-catégorisation qu’elle installe. Qui est l’enfant « lui-même » ? et qui est « l’autre » dont on parle ? Dans les « totems » qui sont supposés incarner, ou plutôt matérialiser « l’autre », dans cette haie de figurations pour le moins sinistres, dressées le long des murs carrelés de la station Fontaine Lestang, on reconnaitra l’objet du discours pédagogique, exclu de la situation de communication. Il s’agit en fait d’un pur décor favorisant l'apprentissage d'une fantasmagorie, et non d’un ensemble de personnes humaines susceptibles de prendre la parole et d’intervenir dans le rapport pédagogique. Il ne s’agit pas non plus de personnages historiques ayant marqué notre histoire, comme c’est le cas dans la station de métro suivante, Mermoz, décorée par une fresque de Jean-Paul Chambas - car le réseau toulousain se présente dans son discours publicitaire comme « la plus grande galerie d’art contemporain ». Le mur de collages peints, en hommage à l'aviateur Jean Mermoz, surnommé l’Archange, exalte cette figure mythique de l'Aéropostale qui commença par assurer les liaisons Toulouse-Barcelone et Casablanca-Dakar. Jean Mermoz fut aussi, en 1936, l'un des fondateurs du Parti Social Français, mouvement de la droite nationaliste et conservatrice, explique Pierre Ancery.  

En tant que destinataire du discours pédagogique auquel ses parents sont supposés adhérer, l'enfant blanc (« lui-même »), éduqué dans la blanchité colonialiste et ses héros – parmi lesquels celui qui est célébré dans la station suivante, Mermoz – devient « l'enfant » générique, paradigmatique, conçu exclusivement dans cette classe socio-ethnique et socio-économique construite par notre histoire coloniale. L'enfant destinataire, la norme de « l’enfant » que construit l'énonciateur de ce discours - et ses interlocuteur·ices implicites - est ainsi implicitement représenté comme l'une de "nos chères têtes blondes" …

L'objectif de l'apprentissage est donc la distinction ethnique, l'exacerbation de la racisation des rapports sociaux que certains médias ne cessent d'aggraver car, comme l'explique Sarah Mazouz, "la race continue donc de jouer sur la manière dont les catégories sont formulées et les inégalités produites, même chez des individus ou dans des sociétés qui pensent avoir rompu avec le racisme".

Alors que le métro est un espace où circulent TOUSTES les enfants, et qu'iels peuvent, à la faveur de ces circulations, devenir indifférent·es aux stéréotypes raciaux, constater leur inanité en découvrant leurs semblables, communiquer dans une multiplicité de différences, de teint, de taille, d'expression, d'humeur, de langues, de costumes, de genres... le décor de la station installe un apprentissage forcé de la distinction et nous l'impose, en érigeant sans tabou ces totems qui reproduisent une régulation stéréotypée des imaginaires, une galerie grotesque issue de l’imagerie colonialiste.

Cette mise en scène des « totems » comme « apprentissage », aux yeux les enfants et adultes racisé·es - ainsi qu’aux yeux des enfants et adultes anti-racistes - qui empruntent cette station, raconte les violences coloniales qu’ont décrit Franz Fanon, Aimé Césaire, Albert Memmi (entre autres), et les violences post-coloniales qui prolifèrent aujourd'hui.

« Peu importent, à nos yeux, les intentions de l’artiste et ses références antiracistes : le fait est que son œuvre reproduit les codes d’une imagerie raciste spécifique au monde francophone, de ces rires Banania que Senghor se promettait de déchirer sur tous les murs de France aux barbouillages de Michel Leeb, de Tintin au Congo au pirate noir d’Astérix » écrivent Julien Suaudeau et Mame-Fatou Niang à propos de la fresque qui commémore la première abolition de l’esclavage à l’Assemblée nationale.

La prétendue « mise en valeur » des « différences et des identités des peuples du monde » n'est autre que l'expression et la mise en scène violente d'une hiérarchie racialiste qu'il s'agit d'analyser et de dénoncer, comme il s'agit d'analyser et de dénoncer l'oppression qu'engendre le white sight qui organise notre espace public, urbain, audio-visuel et virtuel.

Les exemples de « La violence coloniale dans l'espace public » que signalent Françoise Vergès et Seumboy Vrainom:€, comme les « totems » de la station Fontaine Lestang, méritent d'être étudiés et discutés, pour poursuivre l’entreprise à laquelle nous engageait Aimé Césaire en 1955, dans son Discours sur le colonialisme que je cite et "actualise" en parasitant son discours - quelques nouveaux exemples symbiotiques s'y greffent:

"Il faudrait d'abord étudier comment la colonisation travaille à déciviliser le colonisateur, à l'abrutir au sens propre du mot, à le dégrader, à le réveiller aux instincts enfouis, à la convoitise, à la violence, à la haine raciale, au relativisme moral, et montrer que, chaque fois qu'il y a au Viet-Nam [ou dans nos rues] une tête coupée et un œil crevé et qu'en France on accepte, une fillette violée [des enfants soumis à ce que Dorothée Dussy nomme le « berceau des dominations »] et qu'en France on accepte, un Malgache [ou un Palestinien, un jeune homme de Seine Saint Denis, un sans-papiers à Mayotte] supplicié et qu'en France on accepte, il y a un acquis de la civilisation qui pèse de son poids mort, une régression universelle qui s'opère, une gangrène qui s'installe, un foyer d'infection qui s'étend et qu'au bout de tous ces traités violés, de tous ces mensonges propagés, de toutes ces expéditions punitives tolérées [jusque dans nos campagnes], de tous ces prisonniers ficelés et « interrogés », de tous ces patriotes torturés, au bout de cet orgueil racial encouragé, de cette jactance étalée, il y a le poison instillé dans les veines de l'Europe, et le progrès lent, mais sûr, de l'ensauvagement du continent."

Nous sommes responsables et comptables de notre indifférence face à ce que ces murs nous disent.

Illustration 2
un totem du métro Fontaine Lestang - Toulouse © MICHELE SORIANO

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