Quel retournement ! À les entendre, Adèle Haenel serait une infâme criminelle, Florence Foresti une dangereuse djihadiste, et ne parlons même pas de Virginie Despentes.
On finit par se demander qui a violé qui.
Ils devraient pourtant faire preuve de plus de prudence et de retenue. Quel dommage que ceux qui se pressent aujourd’hui à condamner les victimes et leurs porte-paroles à coups de tribunes, de déclarations ou de mépris n’aient pas eu le même courage ou la même verve pour condamner les exactions des uns et des autres quand ils en avaient pourtant connaissance.
La justice populaire n’existe que parce que la justice d’état ne fait pas son travail – soit qu’elle n’en ait pas les moyens, soit qu’on la rende incompétente, soit qu’on efface ceux qui pourraient vouloir s’en saisir – les premières cibles de la Cancel Culture sont d’abord les victimes elles-mêmes.
À cet égard, il faut saluer et non pas regretter le rôle joué par Internet et les réseaux sociaux.
Les conversations numériques agissent comme un incubateur du débat collectif. En multipliant les discussions, en permettant à chacun de prendre connaissance des faits, de jauger les arguments, de prendre position, elles travaillent et façonnent l’opinion publique.
Qu’on se garde donc de trop leur jeter la pierre, et qu’on s’inquiète plutôt des menaces de censure de la loi Avia, des demandes de régulation mal dirigées ou des volontés de neutralisation qui s’expriment de toutes parts.
Ce sont ces conversations numériques qui ont créé les échanges et les réseaux de soutien grâce auquel il a été peu à peu possible de rééquilibrer le rapport de force entre les victimes, leurs bourreaux et les institutions dont ils étaient le prolongement.
La puissance de la réaction publique est à l’image de la tension provoquée par l’accumulation et l’acceptation de ces injustices depuis si longtemps.
La violence des attaques subies par les victimes et leurs soutiens l’est également.
Car il est bien évident que personne n’aurait jamais osé prendre la parole et la garder sans ce soutien massif, cette fraternité et cette sororité sans ambiguité – celles-là même que les victimes auraient dû rencontrer chacune au sein de leurs institutions professionnelles.
Le geste de dégout d’Adèle Haenel est un geste générationnel, une icone partagée par tous ceux – public ou professionnels - qui ne se reconnaissent plus dans les porte-voix d’une institution compassée qui défend Polanski comme d’autres ont défendu Matzneff.
Faudrait-il donc que le monde de demain ressemble à celui d’hier ?
Qu’il s’agisse de #metoo ou de #jesuischarlie, ce sont toujours des minorités solidaires qui se fédèrent et trouvent dans la foule la capacité de renverser leurs faiblesses pour projeter une force certes précaire, mais transformatrice.
Leur volonté est de sortir du non-droit et de l’anomie, de restaurer des règles qui sont la seule garantie du faible contre le fort.
La démocratie est un projet continu qui requiert attention et bienveillance.
Il n’est pas possible de se contenter d’asséner comme une réalité que le public serait incapable de manifester une opinion fondée, qu’il ne serait bon qu’à remplir le rôle de l’électeur en politique, du consommateur pour les industries culturelles.
Les réseaux lui permettent de retrouver par instant la cristallisation démocratique qui se manifeste quand les interactions individuelles se retrouvent autour d’un projet collectif et partagé, d’un imaginaire à la fois citoyen et public.
De ce point de vue, le numérique est une force puissante. Au-delà de la techno-utopie propre à la Silicon Valley, il est une des clés qui brise les barrières, celle qui permet à des voix individuelles de trouver leur harmonie et de s’élever vers une prise de conscience salutaire et lumineuse.
Les forces qui luttent contre l’émancipation sont puissantes. Elles peuvent aussi être bien-intentionnées. Elles sont souvent de mauvaise foi. A force de critiquer, de contester, de chercher la mouche, elles en arrivent à adopter une démarche de négation et à prétendre que des crimes pourtant reconnus par leurs auteurs n’auraient jamais eu lieu – et ceux qui l’ont vécu savent qu’il n’y a pas pire humiliation.
Quelle tristesse que de voir tant de personnes s’acharner comme des mouches à protéger des systèmes institutionnels qui sont si largement rejetés par les nouvelles générations, que ce soit – à tour de rôle – pour la presse dans l’affaire de la Ligue du Lol, pour le monde des lettres dans l’affaire Matzneff ou pour celui du cinéma dans l’affaire Polanski.
Comment ne pas comprendre le dégout face aux faits, face à l’injustice, face à l’impuissance toujours plus ressentie, face au ras-le-bol de toute une nouvelle génération.
Car toutes et tous sont touchés.
Pendant qu’on s‘acharne à attaquer les critiques de Polanski, seuls 22% environ des victimes de viols sont aujourd’hui capables de porter plainte, et seuls 10% de ces plaintes finissent par aboutir aux assises – où elles représentent pourtant plus de 45% des crimes pour lesquels une condamnation est prononcée.
Et encore, une étude du tribunal de Bobigny indiquait que 46% des agressions sexuelles seraient des viols correctionnalisés, c’est-à-dire qu’on a minimisé pour ne pas prononcer une condamnation qui serait trop forte.
Il y a heureusement une tradition française de la Liberté qui s’exprime aujourd’hui.
Pour un moment, pour un petit nombre de jours, par les conversations du quotidien, par les réseaux sociaux, par des porte-paroles qui prennent le risque de s’exposer, la population des victimes s’exprime de façon une et indivisible, pour défendre leur Liberté, mais surtout pour défendre celle des autres.
Avant de rejeter ce mouvement – car c’en est un, il faut peut-être se poser la question des raisons de son émergence et accueillir les tribunaux populaires pour ce qu’ils sont – le miroir des échecs de cette génération qui interdit d’interdire, mais qui s’autorise à détruire.