Joséphine Baker. Immortalisée là-bas sous les voûtes froides du Panthéon, t'es bien, sûrement, tu reposes en paix. Ou bien tu danses et chantes encore, tu fais bien ce que tu veux de ta mort après tout.
Pendant qu'ici, dans ce service de psychiatrie qui porte ton nom sans t'avoir demandé, tu n'en finis pas de mourir un peu chaque jour, chaque nuit. Si tu savais ce qui se passe en ton nom ma pauvre...
Viens. Je t’emmène avec moi. Je vais te faire visiter.
Quand j'étais de jour, (je suis de nuit maintenant, obligé de revenir après deux ans d'absence) déjà je n'allais plus que difficilement dans ton service pour les renforts. Un renfort, en psy, c'est quand les mecs de l'hosto sont appelés dans un service qui n'est pas le leur pour intervenir en chambre d'isolement. Le nombre, les "gros bras", pour faire face à la violence, réelle ou potentielle. Plus souvent potentielle que réelle, en réalité, quand on fait le bilan.
Je n'y allais plus parce que leur utilisation des chambres d'iso, et leur manière de traiter les gens dans ces chambres, était selon moi trop abusive, inadaptée et maltraitante. C'est quelque chose qui se retrouve un peu dans tous les services, dans de moindres mesures, mais c'est patent chez toi, Jo, et pire qu'ailleurs.
Pire que chez tes voisins de palier, Moulin, Monet, Veil, Chopin, Curie, tous ces grands noms réappropriés sans leur autorisation non plus. Il faut vous réveiller, mesdames messieurs. Vous réincarner. Pas longtemps hein, juste un instant. Revenir insuffler un peu d'esprit, de raison et de cœur, de conscience, d'éthique, de déontologie, un peu d’humanité tout simplement, dans ces lieux que vous refuseriez de reconnaître.
Chez toi, Jo, par exemple, ils sont particulièrement rigides, intransigeants même, sur le fait de faire fumer en iso, ou de filer un truc à bouffer, quand le patient à faim ou besoin. Ce qui amène à des scènes, à des situations comme celle-ci :
L'autre soir, enfin l'autre matin plutôt parce qu’il est 5h30, le patient dans ta chambre d'isolement, Jo, un môme de 19 piges, 50 kg tout mouillé, très malade, frappe pour demander à boire, une bouteille d'eau. On y va, il est nu à l’exception d’un caleçon, sur un matelas en plastique dur bleu sans draps. Juste une solide couverture, sécurité oblige, étalée sur le bloc plastique, un 2ème bloc bleu en forme de table à manger, et rien d’autre. Ce qui s’explique par le fait qu'il présente un risque d'automutilation et de passage à l’acte hétéro-agressif. Il est donc nécessaire de lui soustraire tout élément pouvant s’avérer dangereux, objet ou vêtement, pouvant servir d’outil ou d’arme. Mais ne réchauffe en rien l’atmosphère glaçante de par la crudité austère du décor. Il a des hallucinations aussi, comme symptôme.
Un détail. On pourrait, sans risques, dans un cas comme ça, lui filer une 2ème couverture pour compenser l’absence du drap, histoire qu'il soit pas nu sur le plastique, ou pour que ça lui serve d'oreiller. Mais on va pas chipoter là-dessus. Et moi non plus j'ai plus la force d'insister sur ce genre de détails, qui n'en sont pas vraiment quand on y pense.
Parce que les oreillers, c'est interdit en isolement. Voilà. C'est ça qu'on m'avait répondu la dernière fois que j'avais tenté le coup pour un patient enfermé dans ton iso, Jo.
Mais une couverture (sans risque), ça peut servir d'oreiller non ? Et c'est pas mal d'avoir une couverture-oreiller pour dormir, plutôt que d’avoir la tête à plat sur un matelas en plastique dur, non ? Non. Les oreillers, c'est interdit en isolement. Point. C'est comme ça. Et moi non plus j'ai plus la force d'aller contre, par lassitude, consternation, et parce que la sidération est trop forte, sonne comme une claque, et parce que l’argument-sentence sera automatiquement validé par le silence de l’équipe indifférente hypnotisée par la routine réglée.
Ce qu’il faudrait faire pour obtenir une 2ème couverture, c’est rappeler posément la différence entre l’objet et sa fonction.
En isolement c’est l’objet oreiller qui est interdit. Parce qu’un oreiller ça se déchire facilement, que c’est fourré avec de la mousse que le patient pourrait avaler, s’étouffer, et mourir. Et c’est vrai qu’il y a des gens qui meurent en chambre d’isolement. Alors les oreillers sont interdits. Pour limiter les risques. Même si aucun patient n’est mort en iso à cause d’un oreiller.
La fonction d’un oreiller, c’est de combler un besoin de confort. Et pas seulement quand on est enfermé dans une chambre, nu sur un matelas de plastique dur à souffrir d’hallucinations, de la faim et du manque de nicotine, non. C’est un besoin qu’on partage tous, universel, d’avoir quelque chose sous la tête pour dormir. Et cette fonction-là, elle peut être remplie par une couverture (sans risque), par exemple. Comme celle qu’il a déjà. En la pliant en quatre pour faire oreiller. Assurer la fonction de.
Rappeler l’évidence. Combler un besoin primaire. Un simple geste.
Parce que si toutes les strates de la hiérarchie hospitalière peuvent être présentes lors d’une intervention en chambre d’isolement, AS (aide-soignant-e), IDE (infirmier-e), cadre de santé, médecin (ou interne), force est de constater qu’elles forment un ensemble, et que c’est un ensemble qui unanimement s’en tient à l’objet. Les oreillers sont interdits en isolement. C’est la règle. Et tout le monde s’y plie, soignants et patients compris. La Règle est appliquée, intégrée par tous. Et aller contre, ça signifie devoir se battre contre une réalité partagée, commune, établie. Contre un état de fait. Contre un travail d’équipe.
C’est de la pédagogie qu’il faudrait pour aller contre, pas de la sidération. Et de la patience. Prendre le temps d’ouvrir une brèche, tenter de réanimer les blouses froides. Ou alors aller chercher une couverture et la plier et aller la mettre en tête du matelas, sans rien dire ni demander à personne. Agir, retourner la sidération. Ça marche aussi.
Écoute on va faire un détour, Jo, laisser le môme respirer. Prendre un petit chemin de traverse, pour que tu puisses bien prendre la mesure de jusqu’où peut aller la confusion entre l’objet et sa fonction. De jusqu’à quel degré d’absurdité cette erreur fondamentale peut nous mener.
Décor et contexte : ça se passe chez ton voisin Chopin. En chambre d’isolement évidemment, haut-lieu de toutes les dingueries, qu’elles soient d’ordre médicale ou institutionnelle. Ça date, c’était il y a quelques années, disons cinq, peut-être sept. Ça date d’avant la vague de rénovation des chambres d’iso de l’hôpital en tout cas. De l’époque où sur l’hôpital, et notamment chez tonton Chopin, certaines chambres d’iso ne disposaient pas de toilettes. De l’époque où un sceau en plastique faisait office de cabinet pour le patient enfermé. Ce dans le meilleur des cas, parce que le problème d’un sceau en chambre d’iso, c’est que c’est un objet solide, dur, lançable, pouvant servir d’arme ou d’outil de démolition, bref que ça peut être dangereux. Et vu que bien souvent les patients isolés le sont contre leur gré et ne supportent que rarement (à raison) leurs conditions de détention, souvent ils peuvent être colères, Jo, ne pas nous voir d’un bon œil, disons. Et donc avoir envie de nous balancer leur sceau à la gueule, ou d’exploser la vitre en plexiglas de la porte de la chambre avec.
Et il se trouve que ce jour-là, le patient isolé qu’on vient voir chez oncle Chopin, il est un peu colère, justement. C’est un migrant africain, majeur mais pas depuis longtemps non plus visiblement, parlant à peine français, avec quelques bases quand même. Un qu’a tenté le grand saut, la traversée meurtrière pour fuir son destin, échapper à sa misère. Passé par la Libye et ses prisons, et par d’autres pays d’Europe, leurs rues, jungles, campements, leurs prisons, renommées pour l’occasion « centre de rétention » alors que ça sonne même pas mieux, avant de finir par accoster sur la terre promise et par échouer dans ce trou médicalisé sans chiottes. Déçu, le type, il a dû être, à son arrivée, par la tronche de l’accueil au pays des droits de l’Homme et du Citoyen.
Pays des lumières ça s’appelle. Et tu verras qu’il porte ironiquement bien son nom le pays, c’est à dire encore plus mal que ce qu’on pourrait imaginer, mais on y reviendra plus tard.
La chambre d’iso de Chopin, elle est pas grande. J’ai pas les mesures exactes mais on doit être sur du 3 sur 3. la place pour un gros matelas et un peu d’espace autour. Pas de toilettes, mais remontée d’égout en ambiance olfactive. Puanteur tenace, immonde, permanente, provenant de canalisations chroniquement défectueuses.
Problème de fond qui nécessiterait de sérieux investissements que l’hôpital n’avait, pour le dire pudiquement, jamais pu ou voulu se permettre. Pour cause de sérieux budgétaire. À cause de la Dette. Parce que l’argent magique, ça n’existe pas. Et que ce sont là les valeurs auxquelles les directions d’hôpitaux souscrivent, par obligation, par conviction ou les deux.
Pas de fenêtre, pas d’air, pas de clim ni de système de ventilation. La pire chambre d’isolement de l’hôpital, la plus vieille d’un vieil hôpital. On y fait tout dans une chambre d’iso, une fois qu’on y est enfermé pour guérir. On y reste 24h sur 24, on y dort, on y mange, on y pisse et on chie. Et on y prend son traitement quatre fois par jour. Et c’est tout. C’est tout mais c’est déjà beaucoup à faire, tout ça, dans un si petit espace, clos. Et la douche par exemple, c’est pour plus tard. Pour un jour. Parce qu’il n’y en a pas dans la chambre. Donc pas tout de suite. Quand le patient sera prêt. C’est à dire quand il sera suffisamment docile et compliant pour que l’équipe juge acceptable et adapté de prendre le risque de le sortir du trou, de l’amener jusqu’à la douche et de l’y laisser le temps nécessaire.
Et là notre patient, le migrant, quand on pénètre dans son carré, faut reconnaître qu’il est un peu colère. Colère qu’il a dû manifester, à un moment, à l’aide de son sceau, parce que présentement il n’y a plus de sceau dans la chambre et que c’est une alèse plastique qui le remplace, comme le veut la procédure dans ces cas-là. C’est sur ce même type d’alèse qu’on lui sert ses repas.
Il faut visualiser la scène, Jo. Le type est sale, ça fait plusieurs jours qu’il est là-dedans, le drap housse qui recouvre son matelas est sale, le sol et les murs sont sales, ça pue l’incurie, la nourriture passée de mauvaise qualité et l’égout. Deux alèses sales sur le sol sale, côtes à côtes au pied du matelas : une avec les restes du dernier repas, l’autre repliée sur les traces de sa dernière pisse. Il a pas fait caca dans son alèse, et ça arrange tout le monde on va pas se mentir. Hein Jo qu’on va pas se mentir ? Il a pas fait caca pour deux raisons, Jo. D’une part parce que les traitements psys constipent. Et d’autre part parce que l’on ne chie ni où l’on dîne, ni où l’on dort, au pied de son lit. Principe tellement universel là-encore qu’il est unanimement partagé par tous les animaux, les humains comme les autres.
Mais Jo… On est en psy, ici, tu sais.
Et donc il est pas hyper épanoui, notre rescapé, pas content-content de nous voir, et vu qu’il a plus de sceau pour s’exprimer, il verbalise ; en gros, comme suit :
C’est pas normal. Vous avez pas le droit de faire ça. De traiter les gens comme ça. Je veux sortir de là.
Même en Libye j’ai été mieux traité. Regardez, nous force-t-il à constater avec un geste en direction des alèses et du reste. Et des restes. Regardez. Regarde toi aussi Jo. Même en Libye ils font pas ça.
Ouch. Alors je veux bien que les circonstances, le moment, le contexte, le délire, majorent et exacerbent propos et ressentis. Mais quand un homme avec cette expérience te dit qu’il n’a jamais été retenu et traité dans des conditions pareilles, t’es obligé d’entendre. Il faut l’entendre. Et objectivement il a raison, sa piaule est un cloaque fermé à clef.
Et comme tout le monde regarde mais que personne ne semble voir, il conclut en nous demandant de dégager, qu’il ne veut pas de traitement, parce que c’est dégueulasse et qu’il est pas malade, qu’il veut sortir d’ici, qu’on a pas le droit de faire ça, parce que même les chiens on les traite pas comme ça, et faut reconnaître que ça lui donne l’air mauvais, qu’on sent comme une envie de mordre sous les mots. Que ça lui coûte de devoir en rester là ; à moins que ce soit moi qui projette. Va savoir, c’est possible aussi.
En tout cas pour l’équipe une attitude pareille ça signifie une chose, c’est qu’il est pas prêt.
Parce qu’il a pas compris. Pas compris qu’on était là pour l’aider, nous. Pour le soigner. Pour son bien. Pas compris que c’est pour son bien la chambre d’iso avec les alèses et l’odeur. Pas compris qu’ici, il est en soin intensif. Pas prêt à ce que l’on modifie ou assouplisse sa condition. Trop colère.
Pourtant hormis le ton et le visible et entendable mécontentement, il n’aura eu aucun geste brusque ou déplacé, ou menaçant, pendant qu’on remplaçait les alèses sales par des alèses propres, et qu’on déposait sur l’une le repas d’hôpital public, sur l’autre quelques feuilles de PQ d’hôpital public. Et finira par ingérer son amère potion, sans nous remercier, peut-être même en nous insultant un peu, et par nous laisser repartir comme nous étions venus, intacts, intègres.
Drôle d’histoire hein Jo ?
Pourquoi t’acquiesces Jo, j’ai pas fini là. Rien de spécial pour l’instant, Jo, la routine, juste.
Nan là où ça devient spécial, c’est quand, après qu’on soit tous sortis, indemnes de corps et d’esprit, de l’inhumain cachot, je demande :
Mais vous vous rendez compte qu’il a raison ? D’être en colère, de nous insulter ? Qu’il a raison de penser qu’on le traite comme un chien et que c’est pas normal ?
(Et encore, en vérité on ne traite pas les chiens comme ça en France. Si, en chenil, éventuellement. Et encore. Un mauvais chenil, à l’abri des contrôles)
Moi aussi, je dis, je deviendrais fou si on m’enfermait là-dedans, comme ça. Moi aussi j’aurais envie de tout péter, et de vous faire du mal, beaucoup de mal. Plus que lui, même, j’ai l’impression.
C’est pas bien. Le sale type. Esprit de corps : zéro, nul. Frontal. Mais sur le coup je trouve rien de mieux pour provoquer quelque chose, rien de plus constructif, et vu que je suis énervé et que c’est un poil outrancier comme réaction, ça en devient aussitôt insignifiant pour toute l’équipe, qui se disperse sans prêter attention et s’en va soigner plus loin, et loin de l’odeur, aussi, surtout.
À l’exception d’une aide-soignante de l’équipe qui s’arrête, agacée, probablement heurtée par mes propos, et me demande où est le problème et pourquoi je dis des choses comme ça et sur ce ton là en plus.
Alors comme on est plus dans la chambre, qu’il y a des témoins et que je peux pas lui enfoncer les alèses (sales) au fond de la gorge, je verbalise et lui rappelle la pièce qu’on vient de quitter, l’odeur, les alèses, les principes universels, et lui demande d’imaginer comment elle se sentirait, elle, si on l’enfermait comme ça pendant des jours dans ces conditions, dans une boite sans toilettes. Après être passé par la Libye.
Et pour pouvoir apprécier sa réponse, pour que tu puisses la goûter comme il faut, Jo, jusqu’au vertige, jusqu’à l’écœurement, en tirer toute la saveur, il faut connaître deux détails architecturaux relatifs aux chambres d’isolement. Un général, et un autre concernant cette chambre en particulier. Une chambre d’iso ne donne pas directement sur le service afférent. Il y a une première porte, puis un sas donnant sur une seconde porte, celle ouvrant sur la chambre. Et dans le sas de la chambre d’iso de Chopin, relique d’un passé révolu, il y a un cabinet de toilette. Un chiotte désaffecté, condamné depuis belle lurette, émail sec. Recyclé en placard avec étagères pour ranger draps, gants, alèses, le matos : un cabinet-placard réservé aux matériel soignant. Auquel le patient n’a évidemment pas accès car la 2ème porte fermée à clef l’en sépare. Tu visualises, Jo ? C’est important.
Parce que quand je lui demande à la collègue d’imaginer ce que ça lui ferait d’être enfermée dans une pièce comme ça, à devoir chier là où elle mange, là où elle dort… Elle me répond, en pointant vers la chambre, vers le sas et son inaccessible cabinet désaffecté :
Mais y en a des toilettes.
Et elle s’arrête là-dessus, me regarde comme si elle avait marqué le point, comme si c’était une réponse adaptée, un argument valable. Comme si elle s’attendait à ce que je rebondisse sur cette évidence, ou la reconnaisse. Elle me sort qu’il y a des toilettes, avec l’aplomb du bon sens incarné, peut-être même sur le ton de la raison, tu sais celui qu’on emploie pour s’adresser aux importuns, aux gugusses un peu limités qui viennent troubler les fêtes, en me désignant le placard, dans le sas, dans lequel trône la relique. Et elle a raison. Y en a, des toilettes. Une chambre d’isolement est composée d’un sas, sas dans lequel se trouve effectivement un cabinet de toilette, donc il y a des toilettes dans la chambre d’isolement. Logique. Factuel. Comment je pouvais me permettre de dire le contraire ?
Objet, fonction. L’erreur fondamentale, l’absurdité, jusqu’à la nausée.
Et voilà Jo, cette histoire est finie. On est sortis, on l’a laissé avec son repas au pied de son matelas et je suis retourné dans mon service vivre ma vie, gagner mon salaire, et les autres aussi. Qu’est-ce que tu voulais que je réponde, sur le coup, Jo ? Je suis resté interdit, fasciné comme un lapin dans les phares avant impact. Et j’y suis encore, pétrifié, des années après, prisonnier de l’instant, de cette réponse. Une partie de moi est encore coincée dans l’iso avec le migrant. Je sais même pas son nom, j’étais de passage, en renfort, et j’ai jamais demandé. Je suis encore assis avec lui, sur le matelas taché, dans l’égout, pour l’éternité. On se partage les alèses et on se répète yeux dans les yeux que tout va bien, qu’on est là-dedans pour aller mieux et on essaye de faire taire colère et désespoir et d’oublier les alèses, en se répétant qu’il y a des toilettes, qu’il y a des toilettes, qu’il y a des toilettes, si on se lève on peut les voir à travers le hublot, et on se promet de pas faire de mal au personnel en blouse blanche qui vient déposer la bouffe, nous tendre l’infâme potion, changer le draps et les alèses, et juger doctement qu’on est pas encore prêt à redevenir humain. Parce qu’on veut pas que ces hommes nous sautent dessus et nous tiennent, baissent nos frocs et injectent molécules dans nos fesses indurées, parce qu’on veut pas finir attachés au matelas avec couche et tuyau dans l’urètre.
Parce qu’il y a pire que les alèses mais ça il sait pas lui, ça c’est moi qui sais parce que je suis une blouse moi aussi, un professionnel, alors on se répète que tout va bien et qu’il faut qu’on plie, compliant, et qu’il faut qu’on adhère au soin et qu’il faut qu’on avale. Tout. Alors on se regarde, et on se répète, on se rappelle, et on avale, ensemble, coincés dans ma mémoire à tout jamais.
Depuis, les chambres d’isolement ont toutes été rénovées. Se sont même sérieusement humanisées. Elles. Salle de bain -toilette, douche, lavabo- séparée du reste de la chambre par une porte libre avec lumière indépendante, possibilité d’écouter de la musique grâce à un système audio intégré proposant quatre playlists, aux styles musicaux différents, tous tranquilles. Mini-table et chaise en plastique pour manger. Possibilité de tamiser la lumière de la chambre. Comme dans un rêve. Luxe.
Hey. Alors ? On n’est pas bien là, Jo ? Il valait le coup ce petit détour, finissant sur cette belle éclaircie ? Ce genre de chambre n’existe plus, c’est fini. Il y eu un progrès. On peut s’arrêter un peu, s’allonger et prendre le temps, s’étirer, savourer quelques secondes. Personne ne peut nous l’interdire.
Allez, ça suffit Jo, reviens. On y retourne.
Il est 5h30 et il fait encore nuit, on va voir le môme qui nous appelle en frappant sur sa porte.
On arrive, on lui donne son eau, il est calme, de bon contact, tranquille. Il en profite pour nous demander une cigarette, sa dernière doit remonter à une bonne dizaine d'heures (les fumeurs savent), on est en nombre, j'ai une cigarette pour lui. J'ai toujours une cigarette pour les gens qui souffrent.
Mais maintenant c'est interdit apparemment. De filer une de ses clopes à un "patient" quand on est "soignant". Ah. La Règle s’étoffe, gonfle, enfle comme une verrue sur le corps pourrissant de la psychiatrie.
La cigarette lui est refusée, sans vraiment de bonne raison si ce n’est que c'est le règlement inventé par l'équipe soignante qui le stipule, et alors il commence, le môme, à pleurer. Il demande si au moins il peut avoir un petit truc à manger parce qu'il a très faim. Son dernier repas (d'hôpital) remonte à une bonne dizaine d'heures également (les mangeurs sous traitement psy savent). Et fragile comme il est il fond en larmes et se met à nous supplier en s’agenouillant. Comme ça. Sans transition. Ça peut vite partir en tragédie les interactions en psychiatrie, c’est la situation qui l’exige, les nerfs comme les rapports sont à vifs, le verni social fond en l’espace d’une seconde dans le huis-clos d’une chambre d’isolement.
Face à cette situation, l’IDE du service à une explication et un commentaire à faire, il nous livre sa vision des choses à haute voix : Il délire, ça sert à rien, on sort.
C’est le signal que tout le monde attendait, on s’empresse de sortir, en reculant comme le veut la procédure, et de refermer la porte à clef derrière nous. Sur le môme qui pleure à genoux. Il a pas eu sa clope ni à bouffer, y a toujours pas d'oreillers, que le bloc de plastique dur pour accueillir ses larmes et sa peau nue. Pas de fondue au noir quand on quitte la pièce, la lumière reste allumée après notre départ, figeant la scène.
Et j’ai suivi le mouvement, Jo, j’ai fait marche arrière, au petit trot avec les autres, j’ai laissé le môme. Dans sa position. Avec son besoin, suppliant, de fumer, de manger -avec son besoin d’aide- et son humiliation, intacts. Sidéré, dissocié, complice. Parce qu’après une telle intervention, après un soin intensif comme celui que l’on vient collectivement d’administrer à ce patient, j’imagine mal comment il pourrait aller mieux, je ne comprends pas en quoi ça pourrait l’aider, pourquoi on fait ça, et ça me sidère. Objectivement, je pense qu’on vient de laisser le môme dans un état pire que celui dans lequel on venait de le trouver. Pourquoi on fait ça, on devrait pas faire ça...
Ah mais c’est vrai, j’oubliais. C’est pas nous, c’est la Règle. Et la Règle elle protège, les corps certes, mais les consciences aussi. Et tant pis si elle a été écrite par nous, qu’elle ne provient de nulle part ailleurs que de nos volontés propres, maintenant que la Règle est posée, elle fait figure de Constitution, de Livre Saint. Et une institution, une structure, peu importe sa nature, ça a besoin de Règles pour fonctionner. Sinon c’est l’anarchie ! Le laxisme, le désordre, la chienlit, merci ! Alors l’institution produit des Règles, de bas en haut, et les Règles protègent l’institution, guident, protègent et soumettent les corps agissants, et soulagent les consciences.
C’est pas moi c’est l’institution... je fais que mon travail… c’est pas bien je sais, mais c’est la Règle… Tu le sens, Jo, le petit fumet des heures sombres de l’Histoire ? Le point Godwin n’est pas loin.
J'ai déjà vécu ce genre de scène, dans ce même service et dans d’autres. C’est pour m’en éloigner que je suis parti en formation 2 ans, pour y échapper. Pour fuir l’indigestion, l’indigérable, pour te fuir, Jo. Ne plus avoir à participer.
Parce que soigner dans une situation comme celle-ci, prendre soin d’un patient dans cet état, dans cette position, c’est lui filer sa cigarette, une compote, un fruit, n'importe quoi, et de passer un temps avec lui. Pour le soulager, le rassurer. Ne pas refermer la lourde porte sur lui pleurant et suppliant à genoux. Surtout pas. Ça on peut pas. C’est la base. Rien d'héroïque, juste la base.
Pourtant, je suis le mouvement, Jo. Je dis rien, je trouve pas la force de résister au courant et je m'en veux, Jo. Je le faisais avant, parfois, avant d’abandonner et de fuir. J’intervenais, je passais à l’acte moi aussi. Il suffit juste d’impulser un mouvement pour briser l’infernal enchantement parfois, d’agir en forçant un peu pour changer le cours des choses. Au risque de se voir reprocher qu’on est clivant (bon objet, mauvais objet), de provoquer un conflit, de subir un rappel à la Règle, des procédures, d’être jugé coupable d’avoir fait dérailler la routine, pourtant pesante et glauque.
Avant, je le faisais. J’étais dedans. Mais là, de passage après deux ans d’absence, je trouve pas la force. J’ai plus envie. Trop lourd. Consternation, sidération. Complicité. Suivisme.
Et vu que j’ai laissé faire, quand je sors de là j'ai l'image du môme à genoux imprimée dans le cerveau, et j'ai honte. J'ai envie de gerber. Je connais même pas son nom, son histoire, ce qui l’a amené là… Je ne suis que de passage, pour trois nuits… Mais je sais ce qu’on vient de lui faire, ça je le vois. Je le ressens. Et j'ai envie de gerber.
C’est pas le seul problème. Un détail est glissé dans le tableau, de ces détails qui cachent le diable.
T'es pas prête pour la suite, Jo. Encore moins pour la fin mais c’est une autre histoire et on n’en est pas là. On a encore le temps.
L’autre problème, que personne n’a relevé, c’est la lumière restée allumée. Juste ça. Voyez comme c’est facile de passer à côté, comme ça n’a l’air de rien.
La lumière de la chambre (plus précisément celle de la salle de bain, dont la porte manque) est allumée, et reste allumée après notre départ.
J'ai pas percuté, sur le coup. Toi non plus Jo. Mais je continue d'y penser en rentrant chez moi, à cette lumière qui ne devrait pas être allumée en pleine nuit, elle me poursuit en arrière-plan.
Le lendemain soir quand on fait le tour vers minuit, qu'on retrouve le môme sur son plastique, toujours aussi nu, il dort. Et la lumière, à laquelle je fais attention cette fois, est toujours allumée. Alors il s'est fabriqué une "cabane". En plaçant le support plastique rectangulaire qui sert de table à manger au niveau de la tête de lit et la (seule) couverture dessus en guise de paravent. Pour protéger ses yeux et son cerveau malade de la lumière qui brille toujours, vive et crue en pleine nuit. On ne fait que le regarder par le hublot sans ouvrir la porte pour le laisser dormir. Pas besoin de renforts.
C'est là que je tilte, que ça me frappe et que je réalise. Et qu’assez de force finit par me revenir, suffisamment pour réagir. La lumière. Problème. Agir. De retour dans le bureau, je demande à l'équipe :
Il se passe quoi avec la lumière ?
Elle est cassée. Elle ne s'éteint plus.
Ah. Qu’est ce qu’on va faire alors ?
Oui, oui, on a déjà prévenu.
Ah. Et donc ?
Bah voilà.
Bah je vais aller dévisser l’ampoule alors. Ou la péter.
Quoi ?
Et je suis réveillé, Jo, ça y est. La force est revenue, un peu de lave recommence à circuler dans mes tuyaux.
Impulser un geste. Forcer le passage.
Oui, j’annonce à mon collègue dans sa tenue d'IDE, mon supérieur hiérarchique. On va faire quelque chose, maintenant, pour éteindre cette lumière, parce que c’est important.
Et c’est pas une question mais ça pas besoin de le préciser, c’est palpable dans le ton, et la tension sous-jacente crée une distorsion dans l’atmosphère feutrée de cette nuit qui pourtant commençait si bien, du moins pour nous soignants. Je mets le mot en italique parce que plus on avance dans le récit, plus on réfléchit à ce qui se passe entre tes murs et ceux de tes honorables voisins de palier, Jo, et moins le terme paraît correspondre.
Coup de bol, la cadre de nuit passe pile à ce moment-là en faisant sa tournée et nous trouve dans le bureau. L'IDE en profite pour lui décrire la situation et lui refiler le bébé, révèle que la lumière dans la chambre est cassée, qu‘elle ne s’éteint plus. Ce à quoi elle répond ok, qu’il faut joindre le technicien de garde. Elle appelle l'accueil pour que l’accueil appelle le technicien de garde, c'est la procédure, et demande si le technicien de garde est électricien.
Et comme l’accueil répond que non, elle, elle commence par dire :
Ok bah laissez tomber alors, tant pis. C’est pas une urgence.
Si. Moi je suis à côté, je la fixe, je suis volcan maintenant, intérieurement mais ça doit commencer à déborder par mes yeux, et je lui dit : Si.
C’est une urgence, je vais aller dévisser, ou péter l'ampoule, parce qu’on peut pas laisser la lumière allumée toute la nuit.
C’est un peu un passage à l'acte, Jo, tu vois ? Faut être clair. Affirmer. Et c’est efficace, suffisamment pour qu’elle se ravise et demande au type de l’accueil de faire venir le tech malgré le fait qu’il ne soit pas électricien, et aussi parce qu'on ne discute pas avec le feu.
Le tech arrive 15 minutes plus tard, accède au panneau électrique situé en amont de la chambre du môme, coupe la lumière. Ça lui prend 30 secondes, peut-être 40. 45 max.
Pendant l'opération je demande à l'IDE :
Mais ça fait combien de temps que la lumière est allumée comme ça, en permanence, nuits et jours ?
2 mois, il dit.
Tu commences à comprendre, Jo ? La lumière ? 2 mois ? Ou pas encore ?
Ce patient-là, le môme, ça fait 4 jours qu'il est enfermé dans cette chambre d'isolement privée obscurité.
Et en deux mois il y a dû en avoir au moins 3 ou 4 autres, de patients à avoir subi ça. Ce traitement-là. Et maintenant il faut comprendre, Jo, il faut réaliser, c'est le moment. Et je vais t'accompagner, on va faire le chemin ensemble.
Être dans une pièce fermée, contre son gré, en isolement strict, en décompensation psychique, détresse psychologique, halluciné et angoissé comme on n’imagine pas, en sevrage tabagique (et cannabique), faim au ventre, déjà, c’est hardcore. Mais alors avec en plus une lumière (forte) allumée en permanence, et bien ça devient de la torture. Purement et simplement. Le terme est fort oui, et cru, comme la lumière.
C'est une forme de torture psychologique. La torture blanche ça s'appelle, bien que cette dernière, quand elle est infligée à dessein et pour être complète, s'accompagne d'autres mesures : lumière blanche, nourriture blanche, murs blancs, aucun contact verbal ni même oculaire avec le client, qu’il soit patient ou prisonnier.
On y est presque, remarque, mais les restes de courgettes trop cuites collés au mur (blanc) sont verts, les blocs de plastique dur sont bleu foncé, et la couverture grise. Et quand le patient demande quelque chose, on lui dit non.
Et surtout, surtout l'intention n'y est pas. C'est important ça, l'intention, quand on torture quelqu'un.
Le résultat est le même sur le client, mais là l'intention, c'est pas de le briser, c'est de le soigner. Ça compte. Hein ça compte, Jo, pas vrai que ça compte l'intention, et le contexte, quand on torture quelqu'un ?
Si tu continues d'acquiescer, Jo, je te fume.
Pardon, Jo, désolé, je m'énerve mais c'est pas contre toi, c’est juste la lave qui t’éclabousse en débordant, c’est tout.
Les effets de ce genre de traitement, être enfermé dans une chambre d’isolement, les privations, le manque, et tout ceci sous une lumière vive, permanente, sont tellement extrêmes que ça peut provoquer chez le patient décompensation, dissociation, hallucinations… Crise d’angoisse, panique, claustrophobie... tout cela pouvant conduire à de l’automutilation… à des crises clastiques…
Or c'est précisément pour ces raisons-là qu'il à été placé en isolement, à la base, le môme. Pour le protéger de ces symptômes-là. Tu commences à capter, Jo, pourquoi je m'énerve ?
C'est documenté ces trucs-là tu sais, les effets d'une lumière permanente en cellule, j’invente rien. Torture blanche. Narges Mohammadi. C'est une méthode. Le genre de méthode utilisée par les pires régimes, passés comme présents. Du genre à être pratiquée dans les geôles iraniennes, pour briser homosexuels, prisonniers politiques, ou soumettre les femmes libres.
Demande à Missak tout à l'heure en rentrant, Jo, il vient d'emménager à côté de toi très récemment et si ça se trouve il connaît et pourrait t'en parler mieux que moi.
Ceci étant dit, et il faut bien faire attention là, je ne suis pas en train de dire que les membres de l'équipe, dans leurs belles tenues (blanches) d'infirmier(e)s, sont des tortionnaires, cruels, sadiques, ou quoi. Non. Vraiment non, je te jure que non.
Il est pas là le problème, c'est pas ça. Le problème c'est qu'ils ne se rendent pas compte. Comme pour le reste, ils ne voient plus, sont aveugles à ce qu'ils font. Aveuglés par la Règle et par leurs conditions de travail dégradées, par la routine malfaisante. Par le besoin de se protéger. Par l’habitude.
Le problème, c'est que ça fait 2 mois que cette putain de lumière brille nuits et jours dans cette chambre d'isolement, et que personne n'a seulement eu conscience que c'était "un problème".
Ils ne savent tout simplement pas ce qu'ils font, Jo, ne savent plus, ne voient plus, n'ont plus la force non plus, eux comme tout le monde. Comme tous ceux qui restent. Ils se laissent piloter par les règlements de papier et l’envie d’en finir avec ce travail et y a plus que des cendres sèches sous les croûtes dures, ça circule plus dans les tuyaux bouchés.
Et y en a des raisons pour expliquer cela. Pour comprendre, pas pour excuser. La dégradation des conditions de travail, la perte de sens, la diminution des moyens humains comme matériels, la fermeture de lits, de services entiers, l'absence de formation en psychiatrie, la violence, celle du métier, sur laquelle est venue se superposer l'institutionnelle, les équipes éclatées, la désertion des soignants, remplacés par des intérimaires, les projets néfastes, le néo-management.
Et l'insécurité, et la peur. Ces deux venins, diffusés h24 par une certaine presse, ont franchi les portes de l’hôpital pour imprégner les esprits, et empoisonnent les décisions.
D'ailleurs le patient est jeune, racisé, précaire, vient d'un quartier. En face de lui, l’autorité en uniforme. Et qu'il soit bleu ou blanc, un uniforme confère à son porteur un pouvoir, une position dominante, sans le prémunir des biais ni des abus qui viennent avec si l’on n’y prend pas garde.
On retrouve la même proportion débordante de ces profils sociaux-culturels en isolement à l'hôpital psy qu'en prison, y a des parallèles à tracer à mon avis. Mais faudrait faire un trop long détour pour approfondir cette question et je t'ai pas sortie du caveau pour ça, Jo.
Alors on s'en protège comme on peut de ces conditions difficiles, de cette souffrance au travail, on se blinde, on se désensibilise, on se durcit, on s'assèche. On veut plus voir, plus sentir. On continue seulement, juste parce qu'il faut. Mais sans force et sans vie. Sans cœur.
Ça va tata ? Je te sens un peu flancher là, c'est parce que tu commences à entrevoir le problème ? Tu regrettes pas le voyage quand même, si ? Parce que c'est pas fini, et maintenant que je te tiens, on va aller au bout.
Pour bien comprendre ce que ça nous fait faire, ce climat délétère, et rentrer pleinement en empathie avec le môme, il faut se livrer à un exercice d’imagination pratique. Fais-le Jo, imagines-toi chez toi ce soir.
Tu vas te coucher et tu laisses ta lumière allumée, en t'interdisant de l'éteindre.
Tu remplaces ton drap par une nappe en plastique, tu vires ton oreiller, tu te fous à poil (tu peux garder ta culotte).
Et tu ne te laisse qu'une seule couverture.
Comme ça t'as le choix, soit tu t'en sers pour protéger ta peau nue du plastique, soit tu t'en sers pour te protéger de la lumière. Honnête.
Et en amont, une bonne dizaine d'heure avant l'exercice, tu t'interdis de fumer, et de manger.
Tu sens ?
Pour vraiment bien réaliser l'ampleur "du problème", faudrait faire plus qu'imaginer, faudrait que tu le fasses pour de vrai. Mais tu le feras pas, je le sais, il manque de matériel au Panthéon, et tu peux pas le vivre dans ta chair, t'es morte, t'as même plus de corps, t’es qu’une vapeur incapable de rien sentir vraiment.
4 jours, et 4 nuits, que le môme sans nom est dedans. Il est pas mort lui (on l'empêche), il a encore un corps, et il est pas bien dedans, je te le dis. Il pleure pour une clope et une compote, à genoux devant nous, devant l’autorité, accablé par la Règle, quand on passe le voir 2 minutes pour lui dire non avant de refermer la porte à clef en le laissant sous sa lumière crue, sur son plastique dur et bleu, avec la trace de courgette verte et sèche sur le mur blanc gratté à l'ongle, avec sa couverture grise dont il va devoir bien choisir l'utilité. C’est ça qu’on fait.
Enfin, non. Parce que ce soir le tech est venu, même si c'était pas un électricien. Et qu'il a enfin éteint la lumière. Et c’est déjà ça. Tu le sens, comme ça fait du bien, ce petit geste là ? Cette obscurité retrouvée ? Comme c’est reposant, enfin ? Plus besoin de construire une cabane.
L'ironie de ces chambres infernales, de ces mitards d'hôpitaux, c'est qu'il y a encore des crevards, médecins compris, pour les appeler des CSI. Pour "chambre de soin intensif". Tu la sens l'ironie là, la novlangue ? Est-ce que tu le sens bien, le soin intensif, là, Jo, dis-moi. C’est pas une question.
Changer le sens des mots pour transformer la réalité, la dénaturer. Orwell a posé les bases, Lepage avec conférences, Lucbert avec ses contes, et d’autres ont suivi sa trace jusque dans nos économies modernes. Mais le procédé n’a pas contaminé que les sphères économiques, sociales, managériales, politiques, le monde de la santé est touché lui aussi. En psy, une chambre d’isolement, dans laquelle on enferme un patient qu’on passe voir quelques minutes 4 fois par jours pour distribuer repas et traitement, devient une chambre de soins intensifs. Redoutable. À la limite ça pouvait encore se justifier quand les patients en iso étaient lourdement traités/sédatés. Mais ils ont la main plus légère aujourd’hui, à cause des bavures. Des décès précoces et inopinés. Y en a eu trop ça commençait à se voir. Ce qui fait que les prescripteurs sont devenus timides sur les dosages. Pas de quoi se réjouir de ça, Jo, c’est un mal pour un bien, ou un bien pour un mal plutôt. Moins sédater les patients pour qu’ils meurent moins, ça à l’air cool comme concept, de loin, pour les néophytes. Mais dès qu’on s’y connaît mieux en soin intensif on sait que le meilleur moyen d’y survivre c’est la camisole chimique. L’artificiel coma. Dormir dormir dormir, pour faire disparaître les jours, les nuits, les heures, les secondes, pour faire taire les besoins, les manques, les angoisses. Plonger pour oublier. Anesthésie générale, salvatrice. Mais voilà, trop de bavures, trop de morts, donc finito les enclumes en gouttes dans le gobelet ou la seringue, on ne prend plus le risque de déconnecter les patients en isolement. On les soustrait à Thanatos et ce faisant, les livrons à Chronos. Mais ces deux-là sont cruels comme des dieux ; que des mauvais choix, on gagne jamais contre eux.
Ce soir-là, j'ai mis du temps pour digérer la séquence. Je te décris pas toutes les pensées sombres, les sentiments incandescents, je t'épargne les larmes acides de rage et de dégoût qui viennent en y repensant, je te dis pas tout ça sert à rien t'es même pas là de toute façon. T'existes pas vraiment, Jo, je le sais bien. Je suis pas fou. Je peux fumer quand je veux moi. Ni plastique ni courgette, ni oubli ni pardon. J’éteins quand je veux pour me reposer et oublier. Ça me fait du bien que tu sois là, Jo.
J'ai essayé d'en parler avec l'équipe, tout de même, quelques heures après. Calmement, genre. Problème réglé, lumière éteinte : soulagement, colère froide. Je voulais juste savoir si quelqu’un se rendait compte du problème. J’ai demandé. Les AS ne répondirent pas, ne relevèrent même pas la tête de leur téléphone, et cessèrent ainsi dans l’instant d'exister à mes yeux.
Un peu plus tard et une fois seuls j’attrape l'IDE pour relancer le débat mais il n'avait toujours rien à dire non plus, et j'allais quand même pas le faire chier pendant la cérémonie de fermeture des jeux olympiques, si ?
Si. On allait en parler. Et comme c'était pas une question, il a fini par mettre sur pause le discours Macronieux et par relever la tête.
Je ne te refais pas le dialogue, je te sens fatiguée, Jo, et moi aussi. Mais en gros tout ça, c'est un non-problème. Une broutille. Un détail ne cachant aucun diable. Le môme à genou, la torture blanche, les dictatures et les geôles iraniennes, c’est pas sa vision, c'est pas son truc à lui, c’est le mien. Juger que c'est maltraitant une situation comme ça, « c'est juste un point de vue comme un autre ».
On est en psy, ici, tu sais, il dit.
Coup de hache dans le front.
Et en y réfléchissant bien, continue t’il sans avoir vacillé sous l’impact de ma réponse imaginaire, le fait d'avoir fait couper la lumière, c'était peut-être bien ça le vrai souci, la vraie faute. Vu qu'en même temps que celle de la chambre d’iso, le plombier de garde avait, en tranchant le problème à la racine, coupé aussi lumières et alarmes incendies des deux chambres afférentes.
Et c'est un vrai problème ça, c'est pas faux, hein Jo ?
Fourchette au foie, fft-fft, deux coups secs et précis.
Et dans ma tête je lui dit en le secouant mais fallait peut-être se réveiller avant, Ducon, réagir, étant donné que ça fait deux putains de mois que ça traîne, et j’attrape le thermomètre avec son socle.
Un, deux, trois coups dans la bouche pour ponctuation, je l’imagine éberlué, yeux ronds, sans ses dents, essayer de me ressortir son argument moteur :
Mais… on... on est en pffy, iffi, tu ffais...?
Ah, mais "il a prévenu", c’est vrai, je me souviens. Qui ? Sais pas. On saura jamais. L'équipe de jour. Une intérimaire ? Sûrement. Parce que j'ai demandé à une IDE de jour, le lendemain, une fixe, une personne de confiance, une survivante, et qu'elle n'était pas au courant. Ça se remarque pas une lumière allumée la journée.
Elle a vérifié si un bon de travaux avait été fait, cherché une trace de l’incident : nada. Rien.
Et plutôt que de "prévenir", c'est quoi qui l'empêchait, lui, de faire un bon de travaux, de passer un coup de fil à l’accueil ou bien d'aller péter l'ampoule, pendant tout ce temps ? Sa conscience professionnelle ou son gros cul de feignasse ? Parce que ça fait pleinement partie de notre travail de faire remonter ce genre de « soucis technique » en fait. De faire un bon. Et ça prend 3 minutes.
Bilan, le vrai problème, le seul, c'est moi. Qui suis un peu trop "passionnel", à ce sujet, vois-tu. Peut-être. Sûrement.
Le jour se lève, Jo, je te sens disparaître, t'es en train de me quitter... Ça m'a fait du bien de te parler tu sais... J'ai presque envie de te laisser partir sans te parler d'Angela.
Mais je peux pas, je suis désolé.
Parce qu'elle habite chez toi aussi Angela, depuis un an déjà, et parce que ta mission, Jo, c’était de la protéger.
Parce qu’elle est vulnérable Angela, tu sais, elle souffre d’un autisme sévère…
Et qu'aujourd'hui, aux alentours de 14h, elle a été violée Angela.
Encore.
Pour la 2eme fois depuis son arrivée entre tes murs, Jo, dans ce service à ton nom.
Violée dans sa chambre d'hôpital, dans son ventre, dans ton ventre à toi, Jo.
Et je t’en veux pas, Jo, pas vraiment, pas à toi. T’inquiètes pas. Toi t’es juste un nom spolié inscrit sur une plaque fixée à côté de la porte d’entrée d’un service de psychiatrie parisienne en 2024. Une vapeur à l’oreille attentive et compréhensive. Tu n’es responsable de rien.
C’est ma collègue de jour, la survivante, qui m’apprend la nouvelle, juste après lui avoir parlé du môme.
Alors tu sais, les bons de travaux, la clope, la compote, le plastique dur et la lumière crue, la couverture, les oreillers, les alèses, tous ces détails... Finalement...
Voilà, je te libère, Jo. Tu peux partir. Retourner à tes occupations morbides, te rendormir ou retourner danser avec tes voisins de caveau. Le jour se lève. N'oublie pas le môme, ni le migrant, n'oublie pas Angela. Garde-leurs une place près de toi au Panthéon. Sans lumière et sans loups.
À ce soir.
A.Pussin
Texte initialement publié sur LundiMatin. Le prénom et le nom des services évoqués ont été modifiés.