Spangle (avatar)

Spangle

écrivain·e et artiste

Abonné·e de Mediapart

2 Billets

0 Édition

Billet de blog 12 novembre 2022

Spangle (avatar)

Spangle

écrivain·e et artiste

Abonné·e de Mediapart

Renifler : un rail de virilité

Ce soir j'ai un peu mal à la gorge. Involontairement, je continue malgré tout à renifler. C'est devenu spontané, une seconde nature, mais pas n'importe laquelle : celle d'un homme.

Spangle (avatar)

Spangle

écrivain·e et artiste

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Ce soir j'ai un peu mal à la gorge. Involontairement, je continue malgré tout à renifler. C'est devenu spontané, une seconde nature, mais pas n'importe laquelle : celle d'un homme.

Pendant trente-cinq ans environ, je n'ai pas reniflé. Oh, un peu quand j'étais petit, mais en tant que fillette présumée on me reprenait systématiquement. Bientôt, le reniflement a quitté ma vie. Je ne m'en empêchais pas : ce n'était même plus une action à mon répertoire. J'ai longtemps ignoré que cela faisait partie de mon conditionnement genré, que c'était réservé aux hommes. Renifler produit du bruit, un bruit désagréable pour l'entourage voire carrément dégoûtant. C'est une façon sonore d'occuper l'espace, d'affirmer qu'on a le droit de déranger les personnes alentour juste parce qu'on a la flemme de se moucher proprement. C'est viril.

Un beau jour j'ai pratiqué le Drag. Avec quelques copines on s'est offert cet atelier : on a coupé une petite mèche de nos cheveux, on l'a hachée et on s'est collé les faux poils sur le menton selon des dessins variés. On a mis des chemises, des cravates ou des marcels. On a tiré nos jeans vers le bas pour aplatir nos fesses. Tout en mettant ces choses en œuvre, on tenait un brain-storming de ce qu'on pouvait ajouter à nos déguisements. Soudain l'une des participantes s'est exclamée : "Reniflez, aussi ! Les mecs n'arrêtent pas de renifler." J'ai essayé et effectivement, ça me donnait tout de suite une allure plus masculine. Un sentiment de puissance s'est emparé de moi, je ne pouvais plus m'arrêter. Je sniffais un rail de virilité.

Je me souviens d'avoir, peu avant ma transition, appris à cracher. Il n'y avait même pas eu lieu de me décourager de le faire durant mon enfance car cette action m'était restée inaccessible, faute de l'enseignement et de l'entraînement qu'offre l'homosocialisation des jeunes garçons. De cinq à vingt ans ils traînent entre eux, apprennent les mots qu'ils ont le droit de prononcer et les circonstances où cela peut amener une bagarre. Ils font leurs premiers exercices de musculation, luttent ensemble par escarmouches, s'entraînent à placer une balayette. Les plus grands se chargent de l'éducation sexuelle de leurs cadets. C'est tout une formation. Et bien sûr, ils apprennent à cracher. Moi, quand je m'y essayais, je me retrouvais piteusement avec un filet de bave collé sur le menton. C'est mon fils qui, me prenant en pitié, m'a expliqué comment je devais m'y prendre. Je me suis entraîné pendant une longue période puis je m'en suis lassé.

Pour le reniflement je n'ai eu besoin d'aucun apprentissage. Je me suis mis à renifler sans m'en rendre compte au fur et à mesure de ma transition. Quand on performe la masculinité, il devient facile de marcher sur les pieds d'autrui. Ne pas s'écarter du chemin des autres piétons. Occuper tout l'espace qui sépare les jambes de ses voisins dans les transports. Laisser son regard s'attarder sur le corps des femmes, des jeunes hommes racisés et des personnes handicapées. Leur couper la parole sans même s'en apercevoir. Produire en public tous les bruits dégoûtants du corps, reniflements, pets, rots, sans considération pour les personnes à portée d'oreille. Et sentir ces menus actes faire enfler en nous un sentiment de puissance, de supériorité.

Peu à peu j'ai appris à modérer ces comportements. Non pas, à la manière des hommes cis, en les faisant peser sur les personnes qui ont moins de pouvoir qu'eux : les femmes, les personnes racisées ou handicapées. J'ai cherché activement à respecter en priorité ces personnes-là, à ne pas leur voler l'espace public, la parole, ou simplement leur tranquillité. Ce n'est pas aisé car tout nous y porte ; pour chacun de ces comportements cela m'a demandé de l'attention et des efforts, parfois sur plusieurs années. J'ai aussi testé puis appliqué les normes sociales concernant le comportement des hommes adultes. Si je force légèrement le trait c'est en tant que personne trans qui ne bénéficie pas réellement de leur privilège. Je ne renifle pas : je rattrape trente-cinq ans de reniflements manqués.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.