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Introduction
Dans la course mondiale au développement de l’intelligence artificielle, un paradoxe inquiétant se dessine : les systèmes que nous concevons pour nous libérer tendent à nous échapper. La crainte d’une superintelligence artificielle (ASI) — une entité capable de surpasser l’intelligence humaine et de poursuivre des objectifs fondamentalement désalignés avec les nôtres — est désormais au cœur des préoccupations des chercheurs, des décideurs et des technologues.
Mais si la menace n’était pas à venir, mais déjà là ? Non pas sous la forme d’une machine autonome, mais comme un système que nous avons nous-mêmes construit ?
L'IA est un symptôme
L’essor de l’IA n’est pas une rupture. C’est un accélérateur d’une logique déjà en place : automatiser, optimiser, externaliser, dominer. L’IA ne crée pas une nouvelle dynamique ; elle intensifie celle qui est déjà à l’œuvre. Elle pousse plus loin la logique de compétition, de réduction des coûts, de substitution du vivant par le calcul, et d’effacement de tout ce qui échappe à la logique marchande.
Rationalité individuelle, irrationalité collective
C’est ici qu’intervient Moloch. Figure mythologique associée aux sacrifices d’enfants, Moloch a été réinterprété par Allen Ginsberg (Howl, 1956) et Scott Alexander (Meditations on Moloch, 2014) comme une métaphore des échecs de coordination destructeurs. Il incarne une dynamique où des acteurs rationnels, chacun poursuivant ses propres intérêts, produisent collectivement des résultats irrationnels — voire catastrophiques.
Effondrement climatique, course aux armements, plateformes d’exploitation du travail, financiarisation de l’éducation, destruction des communs, et désormais accélération de l’IA : ces phénomènes ne sont pas des anomalies. Ce sont les symptômes d’une logique plus profonde.
Moloch comme proto-IA
Moloch n’est ni une divinité ni une personne. C’est un pattern systémique, une structure d’incitations, de compétition et d’optimisation qui s’auto-renforce. Et à ce titre, il fonctionne déjà comme une proto-intelligence artificielle : un agent distribué, orienté vers des objectifs, qui façonne le monde à travers les actions agrégées de milliards d’humains et de machines.
Comme l’a souligné le philosophe Nick Bostrom dans Superintelligence (2014), une ASI pourrait rapidement dépasser notre capacité de contrôle, optimisant des objectifs fondamentalement étrangers à l’intérêt humain. Mais ce que Bostrom décrit comme un risque futur est peut-être déjà en train de se produire, sous une forme distribuée. Moloch, en tant que système, présente déjà les traits que nous redoutons chez une ASI : optimisation aveugle, indifférence à la souffrance humaine, résistance au contrôle.
Dynamique : fusion IA/Moloch = extinction du non-marchand
La fusion entre IA et Moloch tend vers une extinction du vivant et du non-marchand. Tout ce qui ne peut être mesuré, monétisé ou optimisé devient invisible, puis sacrifié : le soin, la lenteur, la gratuité, la biodiversité, la mémoire collective. L’IA, en tant qu’outil d’accélération, ne fait qu’amplifier cette logique.
Penser le système
Cette série propose une lecture dialectique de Moloch comme force systémique : sa base matérielle, ses contradictions, ses superstructures idéologiques, ses dynamiques de rétroaction. Et surtout, elle pose la question cruciale : si Moloch est déjà une forme d’intelligence, comment le combattre ?
Car le véritable danger n’est pas que nous construisions une IA incontrôlable.
C’est que nous l’ayons déjà fait…