Numérique, digitalisation : que devons nous comprendre ? Numérique renvoie au chiffre. Digitalisation renvoie au doigt. Le doigt est-il réduit à un chiffre ? Pouce ! Je me pose ou bien je dis OK. Mes doigts servent également à compter. La vie est elle réduite à un système binaire ? Les techno-crédules ou naifs nous diront que c'est génial de réduire la vie à une suite ininterrompue de 0 ou de 1. Cette réduction chiffrée est censée simplifier nos vies. Oui mais est-ce que le ZERO vaut plus que le UN ? Cela dépend de la logique positive ou négative vous répondront les matheux.
Non la vie n'est pas une suite numérique. Elle est chaotique, faite d'imprévus, de surprises ! Nous sommes humains, car singuliers, capables de réaliser des œuvres splendides mais aussi des monstruosités.
Nos managers, nos gestionnaires souffrent de quantophrénie aigue. Ils veulent traduire nos pensées et actes en "bits" et "octets". Récemment j'ai indiqué à mon chef que j'étais incapable de quantifier mon activité cérébrale. Il m'a lancé un regard interrogateur. Peut être suis-je fou, pour lui.
Grâce à la digitalisation, des chefs d'entreprises comptent amener la productivité des salariés au zénith, voire au firmament.
Le numérique quantifie chacun de nos actes et la digitalisation imprime nos empreintes indélébiles de notre vie.
Notre sociétè panoptique, augmente peut-être l'homme au service de l'argent mais diminue l'humanité. Mais aujourd'hui plus besoin de contrainte violente. Le profilage automatique calqué sur des outils d'évaluation et d'auto-évaluation désignent ceux et celles qui adhérent à l'entreprise et au système.
Dans le cadre de mon activité professionnelle, je suis confronté 24 heures sur 24 à cette mainmise technologique. Mon cerveau a de plus en plus de mal à se déconnecter du travail. Les dossiers complexes à gérer, découpés en micro tâches sans contenu réel et valorisant, polluent mes pensées. Ce travail est qualifié de « Bullshit-job » (travail à la con) par l’anthropologue anglais David Graeber.
Nos actes sont délivrés par une chaîne informationnelle froide et inhumaine. Des « workflow » déversent sans entrave des ordres de travaux codifiés et « digitalisés ». Cet « e-stakanovisme » isole les travailleurs en les confinant dans un périmètre dicté par la direction.
Pour accompagner ce changement radical de notre rapport au travail, une véritable armée de communicants nous délivre des messages rassurants, en nous expliquant que cela decomplexifiera nos procédures et contribuera à améliorer la qualité de vie au travail.
Les exécutants en sont réduits à appuyer (digitalisation oblige) sur le clavier ou sur la souris pour faire effectuer une tâche à un autre collègue ou pire à un automate. Le problème est que si l'opérateur de bouton ou du « digit » est absent ,la machinerie s'enraye.
Ce phénomène impacte les agents d'exécution évidemment, mais également l'encadrement. Les managers sont des experts en outils de classements et calculs. Ils sont passés maîtres dans l'art des tableaux croisés : de vrais artistes.
D'ailleurs les dirigeants de certaines grandes entreprises françaises affirment sans complexe que le départ important à la retraite des « baby boomers » est une opportunité positive pour rationaliser encore d'avantage la chaîne de livraison.
Désormais, après avoir aliéné le salarié il faut éduquer le consommateur. C'est à lui qu'on fait faire le travail de caissière, d'administration commerciale.
Cette digitalisation est extrêmement prégnante. Elle s'infiltre dans les moindres interstices de notre vie professionnelle et privée. Les frontières entre les deux ne sont plus que virtuelles.
Car à cause de la numérisation, nos faits et gestes sont scannés en permanence et produisent des gisements gigantesques de données ,également appelés par les experts des « big data ».
Au travail, cela se traduit par une surveillance permanente de notre activité. Beaucoup de salariés ont par exemple déjà intégré le fait que lorsque la personne n'est pas connectée à sa messagerie instantanée (IM) avec indicateur de présence, cela signifie qu'elle n'est pas présente sur son lieu de travail. Ce qui est évidemment une grossière erreur.
Cet exemple démontre à quel point l'écran fait écran. Cette digitalisation frénétique envahit notre sphère cognitive et nous épuise.
Un bûcheron quand il est fatigué peut poser quelques instants sa hâche et reprendre son souffle.
Un ingénieur informaticien, une assistante de direction et tous les connectés ne parviennent plus à trouver un espace pour reprendre leur esprit. Les pensées les poursuivent ,ou bien ils sont rappelés à l'ordre par toutes ces prothèses electroniques qui ont colonisé nos espaces de vie.
Cette sédentarité physique - 9 heures assis devant une machine électronique, engendre une paresse intellectuelle. Cette situation a de graves conséquences sur la santé. D'ailleurs je n'ai jamais vu la sédentarité identifiée comme un risque dans le document unique d'évaluation des risques.
Pour illustrer mes propos ci dessus, voici la description d'une journée type d'un ingénieur technico-commercial dans une grande entreprise .
J'arrive à pas feutrés, arnaché de mon sac à dos à mon bureau. Le badge m'autorise à pénétrer dans un bâtiment qui ressemble à une prison. Oui il y a des barreaux au premier étage. Là se situe mon bureau. Oui mais là où les collègues souffrent le plus, il n'y a pas de barreaux ! C'est au 4 éme ou 5 éme, je ne sais plus. Arrivé dans mon bureau, je salue poliment mon vis à vis de bureau. Il est sympa mon voisin de bureau. Silencieux. Ensuite j'appuie sur une touche magique qui démarre mon ordinateur portable, qui parfois s'est réveillé avant que j'arrive. C'est magnifique, mon outil de travail s'est échauffé avant moi. Ensuite c'est la cérémonie de la lecture des mails et pourriels.. Mais bon on s'y fait. Cela prend environ 15 minutes de tri. Il est temps d'aller saluer les autres collègues de palier « remisés » à 3 dans un bureau de 20 m2 à l'autre bout de l'étage. J'ai le sourire, je fais le clown (sans le nez) ; je pense qu'ils apprécient. Parfois on me gratifie d'un café. Je suis content, car ces collègues là sont sincères. Il est déjà 10h, bon il faut quand même que je m'intéresse à mon activité professionnelle délivrée par le saint système informatique baptisé d'un prénom féminin.
L'ordonatrice informatique me met des pastilles rouges, oranges, vertes. Mince alors, je suis daltonien ! Et ma contre-maîtresse informatique est paumée. Alors toutes les 3 semaines mon chef fait le point avec moi sur mes affaires. Il relève les compteurs. Mon entretien avec lui est plutôt cordial. Cependant ces outils de contrôle et d'évaluation ne mesurent pas le travail réel, mais vérifient si tel ou tel case est cochée dans le système d'information. Par exemple mon chef va vérifier si j'ai bien indiqué dans le Si (système d'information) la tenue d'une réunion avec un vendeur et que j'avais bien fais un compte rendu. Mais à aucun moment il me demandera des preuves des actes que je trace dans le SI.
Il est 11h30 : ah il faut que je réserve au bistrot du coin pour un « vrai moment » de convivialité avec des collègues de travail. Oui un « vrai moment de convialité », car il existe des instants de partage imposés par l'agenda électronique. Et gare à ceux et celles qui ne répondent pas à l'invitation ; ils seront régulièrement rappeler à l'ordre par un message electronique.
Il est 14h lorsque nous regagnons nos bureaux pour un «call » (une conférence téléphonique) avec notre n+2. C'est un moment magique. Oui rien de mieux pour digérer. Au moment des questions : un grand silence. Nada, pas de question ! Et c'est récurrent. Notre n+2 conclut en disant que notre torpeur nous oblige à mettre le pied sur l'accélérateur. Ah je me réveille : il est 16h. Bon encore une 1 heure pour revisiter mon courriel. Cette fois ci il ya des urgences de « hier ». Et bien cela attendra bien mon retour demain ! Les contacts réels dans une journée de travail sont extrêmement rares. Ce n'est que par les canaux électroniques « ecrits », mail et messagerie instantanée que j'ai des nouvelles de mes dossiers. Même le téléphone ne sonne plus. La digitalisation a écartelé notre organisation du travail sur une zone calquée sur une méga région.
Conclusion :
Mais où se dissimule mon travail, s'interrogeront certaines lectrices et lecteurs ? Et bien le « travail » et non pas mon emploi, est invisible car non mesurable , ni évaluable. Mon travail n'est pas une marchandise monnayable. Ce non sens de notre activité, ce présentéisme, cette digitalisation qui nous tranforme en robots, nous dépossède de notre dignité humaine. Notre capacité à penser est atrophiée. Notre créativité sérieusement amputée. Mon emploi est digitalisé et numérisé depuis longtemps : il se traduit par un crédit numérique immuable sur mon compte en banque le 20 de chaque mois. Ce tsunami numérique annonce la fin du travail comme le décrit si bien Jérémy Rifkin. Nous sommes entrés dans l'antichambre de la mort de l'emploi rémunéré. Nous devons dénoncer cette imposture techno-scientiste qui vise à transformer l'humain en simple serviteur de la machine.
La transition managériale s'opére d'un monde « inhumain » vers un ailleurs « a-humain ».
Citation: "Rien n'est plus utile à l'état qu'une liberté connue et une surveillance cachée" (Pierre Samuel Dupont de Nemours 1787)."