En hommage à Bouna Traoré, Zyed Benna et Muhittin Altun, ce texte est extrait d’un roman intitulé Le Plus Appelle Le Plus, non paru. On y suit le parcours d’un adolescent, Vernus Demars, dont la conscience politique s’éveille selon les actualités du moment et des expériences émancipatrices. Le passage suivant aborde les émeutes des banlieues de 2005, en proposant une prise de recul sur la situation lors de dialogues entre Vernus et son père.
.
Jeudi 27 octobre 2005. Clichy-sous-Bois. 17H27. Leurs poitrines prêtes à exploser et leurs tempes martelées par la pression, Bouna Traoré, Zyed Benna et Muhittin Altun couraient aussi vite qu'ils pouvaient, afin d'échapper à la police.
Peu avant, en rentrant du stade où ils avaient passé l'après midi à jouer au foot avec des amis, le groupe de jeunes s'était arrêté devant un chantier. Un employé du funérarium voisin croyant à un vol, avertit prestement la police. A l'approche des gyrophares aveuglants et des sirènes hurlantes, une partie du groupe se dispersa, bien que David cria aux autres qu'il ne servait à rien de courir. Mais face aux représentants de l'ordre surarmés, sans leur carte d’identité sur eux et ne voulant surtout pas arriver en retard pour le repas de coupure du Ramadan, Bouna, Zyed et Muhittin prirent la fuite. S'ils se faisaient embarqués, assurément leurs parents les accuseraient de s'être mal comportés. Pris entre deux feux d'autorité, désespérés les trois adolescents tentèrent de se cacher dans l’enceinte d’un transformateur électrique.
17H32. Intervenant suite à l’appel de la BAC 833, accroupit dans les taillis, l'agent Sébastien Gaillemin reprécisa à la standardiste Stéphanie Klein :
- Je pense qu’ils sont en train de s’introduire sur le site EDF. Il faudrait ramener du monde, qu’on puisse cerner le quartier quoi. Ils vont bien ressortir… En même temps, s’ils entrent sur le site EDF, je ne donne pas cher de leur peau...
Pendant une minute les agents évoquèrent par radio le danger d’entrer la centrale EDF, sans prévenir l’opérateur de la présence des trois jeunes sur le site. Perché sur une poubelle, Sébastien Gaillemin tenta de les apercevoir par dessus le mur du transformateur électrique, avant d’interpeller Sofiane et Harouna, tapis entre les tombes du cimetière voisin.
17H44. Sa mission effectuée, Sébastien Gaillemin retourna au commissariat avant d’être affecté à une nouvelle mission. Pendant ce temps, de longues minutes passèrent pour les trois adolescents dans le transformateur. De plus en plus acculés, Bouna, Zyed et Muhittin se dirigèrent vers la réactance, un espace abritant un cylindre de 1,60 mètres de diamètre conduisant un courant de 20.000 volts.
18H11. D’un bruit sourd claquant l’air, un intense arc électrique foudroya les trois jeunes pendant une vingtaine de secondes. Bouna et Zyed décédèrent sur le coup. Muhittin s'en sortirait miraculeusement vivant, mais gravement brûlé. Reprenant ses esprits après avoir été projeté à terre, il vit ses deux amis gisant au sol, puis sortit du transformateur à demi-mort. L’électricité coupée dans trois communes, la colère des habitants s'intensifia plus qu'elle ne l'était déjà en temps normal dans ces quartiers défavorisés.
18H56. « L'accident » fut évoqué pour la première fois sur les ondes par un fonctionnaire de police arrivé sur le terrain. Un dénommé Sébastien Gaillemin fit par radio le lien entre cette affaire et sa précédente intervention. Futé le policier. Mais aux portes du site EDF, l’agent sembla moins préoccupé par le sort des victimes que par l'arrivée de leurs proches. Entre insolence et inquiétude, il affirma par radio :
- Y a les grands frères qui viennent nous casser les bonbons.
- Modérez vos expressions, quand même ! lui intima un supérieur.
L’agent Gaillemin s’en expliquera devant le juge dix ans plus tard, qui le relaxera, ainsi que la standardiste Stéphanie Klein.
Si le drame aurait pu être évité, la tragédie ne s'arrêterait pas là. Tandis que montait la tension dans le quartier en état de choc après la mort de deux innocents, dans un communiqué de presse, Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, affirma le 28 au matin que les victimes, deux jeunes cambrioleurs, n'avaient pas été poursuivies par la police, excluant ainsi toute faute policière. L'annonce doublement mensongère fut reprise par le Premier ministre Dominique de Villepin, et les quartiers s'insurgèrent de tant de mépris. Des échauffourées entre habitants et policiers ponctuèrent les nuits du 27, 28 et 29 octobre. Le dimanche 30 au soir les affrontements recommencèrent. La jeunesse des cités caillassa des rangées de CRS, répondant à coup de gaz lacrymo et flashball. Des voitures et poubelles brûlèrent. Et continuèrent de pleuvoir les pavés sur casques et boucliers. Tout se déroulait comme à l'accoutumé.
Une seconde bavure advint lorsqu'une grenade lacrymogène, de type multipot, fut tirée à proximité de la mosquée Bilal de Clichy-sous-Bois. L'arme policière explosa devant l'entrée de l'entrepôt aménagé en lieu de prière et enfuma les fidèles en plein culte. Outrance et panique, d'urgence fut évacuée la mosquée. La colère à son comble, d'appels revendicateurs en sms revanchards, le mot d'ordre prônait l'insurrection collective. Les règles du jeu républicain avait été bafoué. L’État de droit devenu illégitime allait chèrement le payer. Tout comme les cités. Si le pire aurait encore une fois pu être évité, il fallut malheureusement compter sur l’orgueil de Nicolas Sarkozy qui, s'il reconnut que la grenade lacrymogène appartenait à la compagnie d'intervention présente sur place, nia qu'elle avait été tiré par un policier. Overdose de mensonge et d'injustice, le scandale gagna d'autant plus en proportion que le modèle de grenade était conçu de manière à ne pouvoir être renvoyé par des manifestants une fois lancé. L’insurrection s'étendit de Clichy-sous-Bois à l'ensemble de la Seine-Saint-Denis, jusqu’à ce que l’émeute se généralise partout en France. Dans de nombreux quartiers des foyers de violence éclatèrent, occasionnant des dégradations volontaires. En détresse, la jeunesse banlieusarde française réunie pour soutenir les martyrs de Clichy-sous-Bois.
#
A quelques kilomètres de toute cette agitation, assis au chaud devant la fatalité, Yves et Vernus assistaient à la spectacularisation des émeutes à la télévision. La retranscription des évènements choqua l'esprit naïf de Vernus, sidéré par toute cette violence mise en scène à l'écran. Des carcasses de voitures carbonisées filmées en gros plan laissait croire à son imaginaire adolescent que la fin du monde était proche. Tout en étant lointaine depuis l'écran.
Lumière sur la misère contemporaine.
Tous les médias s'en donnèrent à cœur joie, capitalisant sur la souffrance des banlieues, délaissées depuis des années et de nouveau à feu et à sang. A plein régime tourna la presse et s’enchaînèrent les reportages télévisés sur les chaînes d'infos en continue. Comme aux USA.
Chaque matin les radios ouvrirent leur journal en chiffrant les dégâts de la veille :
« Dans la nuit du 3 au 4 novembre, les autorités dénombrent pas moins de 315 véhicules incendiés sur le territoire, 29 interpellations et 1 décès. Première victime des émeutes d'automne, Salah Gaham, un jeune gardien d'immeuble, est mort asphyxié en tentant d'éteindre un incendie dans le quartier de Planoise à Besançon. Notre envoyé spécial est sur place pour recueillir les témoignages des river… » Saturé, Vernus coupa la radio. Yves lui intima avec colère de la rallumer. Ce qu'il fit avant de partir au lycée, content de lui.
Les jours suivant se ressemblèrent, comme dans un éternel recommencement des choses. Tous les soirs le même rituel, Yves et Vernus dînant devant le JT, qui spéculait sur la dramatisation des faits : « Au sommaire de ce journal, un nouveau décès dans les banlieues où la violence a atteint des records dans la nuit du 7 au 8 novembre. Plus de 1400 véhicules ont été incendié et les forces de l'ordre ont procédé à l'arrestation de près de 400 émeutiers. 35 policiers ont été blessé et 1 retraité est décédé à Stains, en Seine-Saint-Denis. Jean-Jacques le Chenadec semble avoir été agressé par un jeune alors qu'il tentait d'éteindre un feu de poubelle. Il aurait reçu un coup de poing fatal. C'est la quatrième victime des émeutes qui ont débuté au soir du 27 octobre, après la mort accidentelle de deux jeunes, électrocutés dans un transformateur EDF, alors qu'ils étaient poursuivis par la police. »
- Tu vois Vernus, ça c'est de la non information.
Yves coupa le son de la télévision, puis se tourna vers son fils : « Chaque jour on nous présente des chiffres sous forme de bilan tragique, comme si c'était des informations primordiales, mais c’est juste du sensationnel bon à être répété le lendemain matin à la pause café. En réalité à aucun moment on ne t'explique les vraies causes des émeutes. Je veux dire les tenants et aboutissants de tout ça, en prenant du recul à une plus grande échelle. Là on nous montre juste le pire, ce qui fait peur en poussant à la surenchère. D’un côté t'imagine la publicité que ça fait à tous ces jeunes d'habitude invisibles dans les cités ? C'est évident que les mecs se disent qu'ils va falloir faire mieux que les autres la nuit suivante en brûlant encore plus de voiture...quand d’un autre côté les bourges vont se ranger du côté des flics. Ce genre d’information divise, en poussant à choisir un camp. Au lieu de réfléchir au pourquoi du comment des évènements. - Vernus écoutait attentivement son père. - Les médias nous inondent de faits isolés sortis de leurs contextes. Ils tournent en boucle sur trois infos et au final on n'en sait pas plus sur ce qu'il se passe vraiment. C’est parce que eux non plus ne savent pas. Alors ils comblent pour cacher le fait que le gouvernement est complètement dépassé. Ils sont incapables de prendre des mesures adéquates pour régler les problèmes de précarité. Ou pire, ils cherchent à tirer profit de tout ce boxon, qu’ils orchestrent par ailleurs. On appelle ça gouverner par la crise. Je te pari que là les policiers ont l’ordre d’attendre que les émeutiers s’épuisent, ils en chopent quelques uns chaque soir pour faire mine qu’ils ont bien bossé, et une fois la colère passée tu vas voir que l'autre nabot va en tirer aubaine.
Ne se voulant plus dupe, Vernus scruta l’écran en redoublant d’attention critique.
#
En cette fin 2005, ni Sarkozy ni De Villepin cherchèrent à dialoguer avec les émeutiers. Ni envisagèrent de solution viable au long terme. Seul l’ordre devait être rétabli. Rapidement, mais pas trop. Au moment le plus avantageux, une fois placés ses pions. Sur fond de rivalités suite à l'affaire Clearstream, débuta une guerre médiatique entre les deux ministres. A qui s'en tirerait avec les honneurs. En apparence. Mais s’accaparerait concrètement le pouvoir. Petit jeu pervers de politique politicienne tirant opportunité des drames du quotidien, en se jouant du destin des citoyens. En tant que ministre de l'Intérieur n'arrivant pas à gérer la situation, Sarkozy était pour l’instant le perdant de la partie. Mais bientôt il dégainerait son joker : mater la racaille ensauvagée, en appliquant sa vision politique du maintien de l'ordre par la force.
Jusque là restées calmes en faisant acte de présence dans les cités, les unités de CRS et de police avait observé l'avancée des choses afin de déterminer le niveau d'organisation des émeutiers, en laissant tranquillement dégénérer la situation. Il était désormais question de passer à l'offensive, en interpellant les voyous qui verraient bien qui est le plus fort. Tout était prêt. Cela faisait deux ans que s'armaient de LBD et techniques de combat rapproché les différentes garnisons, équipées d’armure façon Robocop. De quoi changer les règles du jeu en faveur de l’État policier face aux territoires perdus de la République.
Dès février 2003 Sarkozy avait annoncé la couleur en humiliant les initiatives prises par la gauche, qui en 1998 avait instauré la police de proximité dans les banlieues. Désormais, déployer des actions sociales contre l'émergence de foyers de délinquance, contre l'isolement et la discrimination de populations ghettoïsées, n’était plus d’actualité. La force et la brutalité préférées à l’écoute et l’entraide. Virilité et mépris à défaut d’empathie et de justice sociale. En vue de supprimer la police de proximité, Sarkozy avait alors déclaré lors d'un communiqué de presse : « La police n'est pas là pour organiser des tournois sportifs, mais pour arrêter des délinquants, vous n'êtes pas des travailleurs sociaux. » Les tronches que tirèrent les fonctionnaires autour de lui laissait perplexe… Qu'y avait-il de plus sociale que l'action policière ? Mais là n'était plus la question, après l'instauration d'une culture du résultat dans la droite lignée de l'idéologie managériale libérale ambiante. S'agissait maintenant d'appliquer une politique du chiffre, de la rentabilité et de la quantité au service de l'efficacité, au service de la communication du gouvernement.
La dégradation du lien social n'en fut que plus palpable. A défaut d’accompagner des travailleurs sociaux établissant des liens avec les résidents, la police prête à en découdre se retrouva seule en première ligne. Et grandit l’insécurité. Voulue. Désirée. Instrumentalisée.
Certains policiers zélés abusèrent de leur pouvoir, provoquant et harcelant de jeunes banlieusards sans raison, soit disant suspects, notamment lorsqu'ils attendaient tranquillement en bas de chez eux. Jusqu'à ce passe les patrouilleurs, de l'autre camp. Bravades et brimades, contrôles au faciès à répétition, allant parfois jusqu'à des contraintes et blessures physiques, voire la mort…tout était bon pour rappeler qui étaient les mâles dominants sur ces territoires de non droits. Devant satisfaire des quotas, les policiers se permirent impunément d'outre passer leur rôle d'anciens gardiens de la paix, en imposant par la force des ordres injustes à des populations dont ils savaient qu'elles ne porteraient pas plaintes, faute d'être reconnues par la Justice. De ce déséquilibre dans la balance sociale, de tant de marginalisation et d'exclusion, d'animosité croissante entre la jeunesse des cités et la police, empirèrent les conditions dans les banlieues. Jusqu’à devenir explosives. Dans ce contexte de plus en plus précaire, il suffit d'un événement tragique pour que la situation dégénère en guérilla urbaine.
Ignorant tout du passé et du présent en France, Vernus pensa que Sarkozy était vraiment une ordure, mais sans vraiment savoir pourquoi. Imprégnée par la vision d'Yves, son intuition se fondait sur la façon dont ce grossier personnage présentait à la télé, tel un mauvais acteur jouant un vilain rôle. Arrogance, indélicatesse, hypocrisie et manières de paraître toujours content de lui, notamment lorsqu’il mentait ou déblatérait les pires inepties, révélait une évidente imposture. Vernus pressentait que cet individu fat et malaisant était malsain et dangereux. Sans pouvoir s’imaginer tout le mal que ce « Petit Napoléon » engendrerait, comme le disait son grand-père.
#
9 novembre 2005. Le cirque médiatique célébra en boucle l'état d'urgence déclaré par le Premier ministre. Bien qu’en réalité les émeutes soient déjà terminées. Les journalistes se chargeraient d’asséner que les dégradations eurent cessées à partir de cette décision, symbolique. De Villepin homme du moment, ridiculisait ainsi médiatiquement son ministre de l'Intérieur n'ayant su gérer la situation. Sans structure politique autour de laquelle se fédérer, les pulsions destructrices des jeunes de cités n'avaient pu se regrouper en un collectif organisé. La colère s'était exprimée impulsivement, se propageant spontanément de proche en proche grâce aux moyens de communication modernes, appuyée par les relais des grands médias avides de sensationnalisme. Une fois le besoin de destruction assouvi et l’insurrection passée, le calme était revenu de lui-même dans les cités subissant désormais un honteux couvre feu. Punition oblige, l'état d'urgence serait prolongé pour une durée de trois mois. Les téléspectateurs de droite s’en rassurerait, ceux de gauche s’en offusqueraient. Les autres s’en ficheraient. Seules les banlieues le subiraient.
Non non, rien avait changé, tout allait continuer.
Malgré un martellement médiatique quotidien, Vernus ne parvenait pas à s'expliquer les tenants et aboutissements des évènements, émiettés au jour le jour. A nouveau dans son esprit, deux bords : d'un côté de dangereux émeutiers cassant tout ce qu'il trouvait autour d’eux, même les écoles. Logique absurde. De l'autre des vilains policiers tapant sur les émeutiers, qui ainsi cassaient encore plus de chose. Mécanique insensée. Vernus demanda à Yves :
- Mais pourquoi les jeunes des cités agissent comme ça ? Parce qu'en fait là ils niquent leurs propres quartiers...c'est con.
- Vocabulaire Vernus.
- Ils cassent.
- C'est toute la complexité du problème. Ils sont tellement déshérités et peu écoutés, que pour être entendus il en arrivent au point de brûler leur propre quartier. C’est une manière de montrer aux puissants qu'ils ont encore droit dessus. Quitte à le détruire. C'est le peu de pouvoir qu'ils leur restent. Ils s'en prennent à ce qu'il y a en bas de chez eux. A ce qui représente les institutions ou l’autorité, pour la défier. Pour indigner et attirer l'attention, faute de dialogue avec les dirigeants, qui sont déconnectés des réalités des cités. Et quand tu vois comment Sarkozy, le ministre de l’intérieur, celui qui gère la Police, fait exprès d’attiser les colères pour monter dans les sondages, t’imagine à quel point les jeunes de cités ont la haine contre le système. C’est ça d’abandonner et humilier tout un pan de la société, au final les jeunes en viennent à brûler des écoles, des bibliothèques, ou des entreprises, et ça se comprend même si ça paraît absurde. Déjà qu'aujourd'hui c'est pas facile quand t'es un jeune blanc diplômé vu le chômage de masse, alors t'imagine si t'es reubeu ou noir et qu'en plus t'as pas le bac… Pas facile de faire sa place. Faut que tu t’investisses deux fois plus ! Ou alors tu vises les marchés parallèles avec le deal. Ça rapporte plus que de trimer dans un supermarché… Et là faudrait voir si c’est pas les dealers qui ont appelé au calme pour que le trafic reprenne...
- ...
- Après faut pas rêver Vernus, je te l’ai dis l’autre jour, ce qu'on te montre et raconte à la télé c'est de la pipolitique. De la désinformation pour te distraire, t’effrayer sans que tu te poses les bonnes questions. - Vernus ne voyait pas où Yves voulait en venir, mais avait hâte d’en savoir plus. - Tout ça c’est comme un jeu dont les règles sont fixées d’avance. Des émeutes comme ça y en a toujours eu, et y en aura toujours. Ça devait arriver et ça arrive maintenant dans une mise en scène dont le scénario est plus ou moins écrit par les pouvoirs politiques. En tout cas ceux qui coordonnent la police et les médias. Si tu craques une allumette ici ça risque de prendre feu. Si tu jettes de l’huile, ça flambe. Là ça a dégénéré. Mais ça fait le jeu sécuritaire de Sarkozy, qui m’a l’air bien ambitieux. Surtout avec les présidentielles dans un an et demi. - Vernus commença à se projeter dans le temps long. - Là on te dit que c’est fini, mais rien n’est réglé. La répression va juste aggraver les choses et de nouvelles émeutes ressurgiront dans les années à venir. Tu verras. C’est vraiment un jeu dangereux que mène Sarkozy. Il créé une génération anti-flic et ça c’est pas bon. Après y a plus de confiance mais juste de la défiance.
Vernus se projeta dans le futur sans concrètement rien s’imaginer. Il ne savait pas ce que signifiait être anti-flic, ni ce qu’était l’État. Dans son imaginaire, il s’agissait d’une entité gérée par un président ayant tous les droits. Comme un roi.
- Mais pourquoi personne règle le problème ? Faudrait juste leur donner de l’argent...
- Parce que personne ne peut régler ce genre de problème, c’est trop compliqué. Enfin ça ne peut se faire que sur des années si tout le monde y met du sien. Aujourd'hui on parle de crise d'intégration dans les banlieues, de communautarisme, mais c’est pour masquer le mot assimilation. Pour détourner du vrai problème qui est institutionnel et socio-économique, structurel. Notre modèle se dit républicain et méritocratique en acceptant toutes les communautés et en valorisant l’effort personnel, mais on a bien comprit que si t'habite dans une barre HLM à Clichy-sous-Bois, t'as pas les mêmes chances de réussite scolaire et sociale que si tu viens d'une famille bien française, avec de bonnes valeurs traditionnelles, dans un lycée bourgeois. Le problème c'est que l’ascenseur social est en panne depuis des décennies, dans une économie en perte de croissance depuis la fin des Trente Glorieuses. Ce que je veux dire c’est que donner de l’argent n’est pas une solution, c’est infiniment plus complexe. Le problème est politique, et économique et social à un niveau mondial. Mais les médias réduisent ça à un problème de délinquance dans les cités, en attisant le fond raciste français. En clivant les gens. Pour ou contre la violence. Les noirs et les reubeus opposés aux blancs. Te fait pas avoir. Faut toujours chercher à avoir une vision globale des choses.
Vernus eut l’impression de débarquer dans une nouvelle réalité. Il n’avait jusque là pas comprit grand chose, mais désira en savoir plus. Découvrir. Comprendre. Réfléchir. S'en rendant compte, Yves essaya de contextualiser son propos afin que Vernus s'y retrouve, en lui expliquant le plein emploi durant les trois décennies d’après Guerre, le choc pétrolier de 73, l’inflation qui s’en suivit, l'augmentation du chômage de masse, la ghettoïsation des banlieues délaissées, tandis qu’explosaient les prix de l'immobilier dans les beaux quartiers.
- Mais c’est pas juste !
- Justement, pour limiter l’isolement des banlieues dans les années 80, quand Mitterrand était au pouvoir, la gauche a mené des politiques d'insertion sociale et professionnelle. Mais le retour de la droite au milieu des années 90 a flingué en bonnes parties ces avancées sociales. Finit les partenariats, la prévention et l'animation dans les quartiers défavorisés, ciao les subventions pour réhabiliter les banlieues les plus craignos après 50 d'ans d'abandon. Aujourd'hui les banlieues sont déshéritées et les habitants livrés à eux-mêmes. Donc la délinquance augmente, avec la haine des habitants de plus en plus sous pression. Habiter là bas c'est sans solution. Tu comprends que dans cette situation délicate il suffit d'une étincelle pour que ça pète. Et Sarkozy surfe sur cette instabilité en se présentant comme celui qui va ramener l'ordre dans tout ce désordre, qu'il gère selon son agenda politique. N'oublie jamais ça. Il en profite pour appliquer ses idées autoritaires d’hyper-contrôle en envoyant ses brigadiers taper sur les émeutiers. Ce qui ne règle rien, mais fait empirer la situation à long terme…
- Mais comment tu sais tout ça ?
- En lisant. Là on regarde la télé, ça vide le cerveau, mais à côté je me renseigne dans des journaux comme Le Monde Diplomatique ou Courrier International. Et y a deux ou trois auteurs dont il faut connaître les grandes idées comme Marx ou Bourdieu. - Vernus vit en mémoire la tranche des livres portant le nom de ces grands hommes dans la bibliothèque du salon chez Sandrine. - Ça ouvre l’esprit à des vues plus larges, plus objectives et étayées. Sinon t’as vu le film La Haine, avec Cassel ?
- Non, c'est qui ?
- Faut absolument que tu le vois Vernus ! Vincent Cassel c'est un acteur Français qui joue dans ce super film de Mathieu Kassovitz. On suit le quotidien de jeunes de cités qui galèrent, avec comme seule perspective un avenir de merde. Ils fument du shit, errent dans la cité et s'embrouillent avec les keufs. Tu vois les problèmes de racisme, de manque de reconnaissance sociale, les rapports conflictuels avec l'autorité, et comment ils essayent de s'en sortir en restant dignes. Mais aussi comment ils dérivent. C'est une belle fresque sociale. J'avais adoré quand il est sorti à l'époque.
Nostalgique, Yves partit dans un songe. Le regard vide, replié dans son intériorité, une vague de tristesse traversa son visage. « On l'a vu au cinéma en 95, avec Sandrine, ça fait dix ans… » Dans un pesant silence Yves se tourna vers la télé, prit la télécommande et zappa plusieurs fois. Vernus le regarda s’évader dans la boite à oublier passé, présent et futur. Il se leva et rejoignit sa chambre, dessiner. S’immerger dans le présent sublimé de son imagination, éternelle et infinie, sans passé ni futur. Excepté quand l’introspection le gagnait. Alors il se remémorait. Et parfois entrevoyait l’avenir.