Comment as tu commencé à militer ?
Je suis née en 1915, à New York. Mon père est décédé peu après de la grippe espagnole. J'ai été elevée par ma mère seule, qui n'avait pas beaucoup d'argent, j'étais presque une enfant des rues, je vagabondais, je lisais. Quand j'avais dix ans, j'ai vu dans le journal une photo de l'execution de Sacco et Vanzetti à la chaise électrique [deux anarchistes américains d'origine italienne injustement accusés de meutre et executés]. Je me suis dit : « un pays capable de faire ça à un homme ne vaut rien du tout ». Vanzetti écrivait de la bonne poésie, c'était deux hommes simples, deux travailleurs, ça m'a révolté. Je me suis rapproché du Parti Communiste Américain. Je suis rentré formellement dans la Ligue des Jeunes Travailleurs [organisation de jeunesse du PCA] en 1931. En 1934, lors d'une manifestation des enseignants du secondaire contre les licenciements et les coupes budgétaires, j'ai rencontré des militants trotskystes, notamment Eddy qui allait devenir mon époux. Je suis allé à un de leurs meetings et j'ai apprécié la position des trotskystes car j'étais moi-même déjà anti-stalinienne. J'ai quitté le PC pour la Ligue Communiste d'Amérique [CLA, organisation trotskyste expulsée du PC en 28], et j'ai épousé Eddy. J'étais secrétaire médicale alors, pour un docteur qui traitait les maladies vénériennes. Les clients me draguaient mais ce n'était probablement pas le meilleur endroit pour faire ça ! A coté du cabinet médical il y avait une caféteria en grève, je leur apportait en soutien tout l'argent que je pouvais économiser sur mon salaire, et je manifestais avec eux sur le piquet de grève, mais le docteur m'a licencié en disant que ça faisait mauvais genre. Ensuite j'ai été sténographe en rentrant dans un des programmes pour chômeurs mis en place par le New Deal, pendant 3 ans, mais je ne tapais pas assez vite. Enfin j'ai pu faire des études en suivant des cours du soir, 6 ans pour avoir une Licence et 9 ans pour avoir un Master, mais j'ai pu devenir enseignante du secondaire dès 1938. Mon fils est aussi né en 38.
Quelle était on activité politique ?
Il y avait l'activité syndicale dans la tendance oppositionelle qu'on animait dans le syndicat des enseignants qui était assez importante, j'étais secrétaire de ma section syndicale, puis l'activité de construction du parti. Il y avait beaucoup de débats internes. En 36, quand Trotsky a conseillé aux trotskystes de rentrer dans le Parti Socialiste Américain pour fusionner avec l'aile gauche qui se radicalisait, faire ce qu'on appellait le « tournant français », je n'étais pas d'accord. Plus tard, Cannon m'a dit : « tu n'as qu'à descendre voir le Vieux au Mexique ». Je suis partie avec Bunny, une copine, en voiture. Trotsky suivait beaucoup ce qui se passait aux Etats-Unis, il aimait beaucoup Schatman et les batailles entre Schatman et Cannon le préoccupaient beaucoup.
Quelle a été ton impression de Trotsky ?
C'était un grand homme, mais c'était un être humain avec plein de défauts. Déjà, il était infidèle à sa femme. A l'époque, pour les hommes, la société ne considérait pas ça comme un grand défaut, que cela soit aux Etats-Unis ou dans le milieux juif russe où Trotsky avait été elevé, mais moi ça me choquait. Il était à la fois sarcastique mais n'avait pas non plus un grand sens de l'humour. En plus je n'étais pas d'accord avec lui donc ça n'arrangeait pas les choses ! Ce ne m'avait pas pour autant découragé ou déçu du personnage, en même temps on ne pouvait pas non plus attendre quelque chose de différent. Voilà un homme qu'on avait essayé de faire disparaître tant et tant de fois, dont les enfants et tous les proches avaient été mis en camps ou executés. Je pense qu'au fond Trotsky était quelqu'un d'assez sensible, du coup il redoublait de dureté pour faire face à tous les défis politiques et humains auxquels il faisait face. C'était un grand intellectuel, un grand écrivain, il essayait d'incarner quelque chose, mais la pression était gigantesque et avait un coût.
Tu as également rencontré Ramon Mercader, l'assassin de Trotsky ?
Oui, et aussi Jan Van Heijenoort le secrétaire de Trotsky. Jan était un type assez confus, un playboy, mais il s'occupait vraiment bien de Trotsky et se souciait réellement de lui. Natalia Sedova [l'épouse de Trotsky] était une femme très triste et solitaire, on le sentait, on lui avait tout pris. Mercader je l'ai rencontré avec mon mari à New York, il s'appelait Jacques Mornard alors, on est allé à un concert de Billie Holiday, c'était un type bizarre et je ne l'aimais pas trop. Au Mexique, Sylvia Ageloff voulait qu'on passe la soirée ensemble avec lui et une copine à moi, je suis allé vers sa maison, et Mercader était assis dans une chaise longue, mais avec un regard tellement noir... J'ai eu peur, je ne voulais pas rester, et ma copine Roda m'a demandé pourquoi, et je lui ai répondu en chantonnant un air d'une chanson de Fred Astaire : « What a strange romance » [« quelle étrange romance »]. Ca m'est toujours resté...
Et la suite de ton parcours militant ?
En 1940, je n'étais pas pour le soutien de l'invasion de la Finlande par l'URSS, mais je suis quand même resté au SWP. J'ai eu une fille décédée en bas âge, née en 40, et une autre fille née en 1950, et c'est là que j'ai cessé d'être une militante active du parti. Mon mari est resté militant du SWP jusqu'en 1983 et je suis resté une sympathisante jusqu'en 83 aussi. Mais je suis une militante, je le resterai jusqu'à ma mort, militer c'est ma vie. Je suis active dans un groupe antiguerre appellé les « Grands mères en colère » [Raging Grannies], on participe aux manifestations, on fait des cercles de silence tous les vendredi à Union Square contre l'Apartheid en Israel.
As tu un message pour les nouvelles générations militantes ?
Militer, c'est du sang, de la sueur et des larmes. Ca me rappelle une histoire : dans les années trente, pendant la grande dépression, je faisais du porte-à-porte politique. Un type chez lui, rendu fou par le chômage, a essayé de me tuer et m'a couru après et j'ai à peine réussi à m'échapper. Je me suis rendu compte : c'est dur, mais il faut le faire. Thomas Jeffferson a dit : le sang c'est la larme du patriote. Si tu es un patriote pour le socialisme, tu dois être prêt à verser ton sang. Je ne dis pas que le problème c'est juste une question de sacrifice, mais il faut être prêt à tout.