La note de la Fondation Jean Jaurès parue récemment à propos du « climato-complotisme »[1] ne prend pas de pincettes avec ceux qu’elles considèrent comme climato-sceptiques ou complotistes. Si ce positionnement n’est pas édicté clairement en début de propos[2], la rhétorique et les raisonnements usités ne laissent guère de doute sur le parti-pris des auteurs. On sait depuis la crise sanitaire qu’associer le terme de « complotiste » à un groupe social, sans en préciser le sens, est une manière de le discréditer autoritairement. Laurent Mucchielli écrit à cet effet :
« Le « complotisme » est l’envers du miroir de la doxa, son ennemi intime, et il est devenu au fil du temps l’argument de ceux qui n’en ont pas. »[3]
Nous reviendrons un peu plus loin sur cet aspect. Mais plus encore, la note de la Fondation Jean Jaurès comporte de nombreux passages laissant transparaître un certain dénigrement à l’égard du public étudié. Pour n’en citer que quelques-uns :
« Le climatoscepticisme n’est donc pas la simple conséquence d’une surexposition à des messages complotistes ou d’un défaut de connaissances, voire d’une propension à la naïveté »
« le climato-scepticisme fait depuis longtemps partie de la vision du monde défendue par des sphères conspirationnistes, notamment aux Etats-Unis, et chez les communautés anti-vaccins françaises. » (NDRL, dans cette phrase, seule l’affirmation du lien entre climato-scepticisme et conspirationnismes aux Etats-Unis est sourcée).
« Dans un spectaculaire renversement conceptuel, les ‘’climato-réalistes’’ accusent les écologistes et les experts climatiques d’’’obscurantisme’’ et de refuser la ‘’vraie science’’. » (NDRL : non souligné dans le texte initial).
Ainsi, on relève un certain manichéisme dans la tonalité de l’étude. Pour le dire un peu crûment, les auteurs nous laissent à voir un corps social avec des bons et des méchants, et mettent en garde le lecteur contre une prise de pouvoir des méchants ; d’autant que ce même corps social comprendrait une bonne part d’idiots et de naïfs pouvant se laisser influencer par les discours manipulateurs des méchants. Le référencement en fin d’article au trumpisme et à Bolsonaro, figures suprêmes du populisme et de l’extrême-droite, étant le point d’orgue de ce tableau manichéen.
Bien entendu, ce n’est pas un tel positionnement politique qui pose question en tant que tel. Chacun a ses convictions et a le droit de les défendre. Néanmoins, l’absence de distance critique par rapport à ce positionnement apparaît comme problématique pour une étude qui se veut relever de l’expertise, et qui est relayée comme telle dans les médias.
Les recherches en sciences sociales s’appuient sur un principe de « neutralité axiologique »[4] qui consiste à adopter la posture la plus neutre possible à l’égard de son objet de recherche. L’idée n’est pas d’abandonner ses convictions et de faire fi de ses intuitions ; on ne peut de toute façon jamais être totalement neutre ; il s’agit plutôt de faire un point réflexif préalable de manière à identifier ses préjugés et croyances, et à se fixer des garde-fous en conséquence dans sa démarche de recherche.
Sans cet exercice, le chercheur prend entre autres le risque du biais de confirmation, à savoir de ne repérer dans ses investigations que les éléments confortant ses intuitions.
Certains signaux semblent indiquer que les auteurs de l’étude se sont engouffrés dans cette voie. Je vais ici développer deux de ces signaux : un champ d’analyse des résultats obtenus très étroit au regard de l’horizon des possibles - ce qui est d’ailleurs regrettable car les différents chiffres exposés dans la note ouvrent sur de nombreuses autres pistes exploratoires qu’il aurait été intéressant de discuter ; d’autre part un recours récurrent aux amalgames. Le développement qui suit aborde le premier signal. Je reviendrai sur les amalgames dans un prochain billet.
Le climato-scepticisme entendu comme anormalité
Abordons donc le premier signal. L’étude de la fondation Jean Jaurès repose sur un postulat implicite : elle considère le fait d’adhérer à la théorie du réchauffement climatique anthropique comme une norme, et par voie de conséquence le climato-scepticisme comme une déviance[5]. On pourrait en dire de même à propos des théories complotistes. Il y a de fait une asymétrie dans l’analyse : l’attention des auteurs se concentre sur ce public considéré comme anormal, et laisse donc de côté les autres.
Et pourtant, l’examen des réponses des individus « normaux » soulève de nombreuses questions occultées dans l’étude. En premier lieu, si « climato-sceptiques », « anti-vax » et critiques envers les positions officielles à l’égard de la guerre en Ukraine se rejoignent, ne faut-il pas aussi s’interroger sur l’existence d’un groupe ayant des avis rigoureusement inverses sur les 3 sujets ? On pourrait dès lors conduire l’analyse faite au sein du groupe des contestataires chez les conformistes : quelles sont les caractéristiques de ce groupe, sur les plans socio-professionnel et politique ? (N’)est-il constitué (que) des milieux élitaires ? Quel poids représente-t-il ?
Une question importante apparaît en creux : les 2 groupes totalement opposés sur les 3 sujets sont-ils pleinement complémentaires au sein de la population ? Vraisemblablement que non, et mon hypothèse à la lecture de l’étude serait que ces convergences traduisent l’existence de 2 pôles « radicalisés », avec un entre-deux aux positions plus nuancées, moins tranchées et plus diffuses. Les éléments figurant dans la note nous donnent peu d’éclairage à ce propos. Néanmoins le poids dans les différents tableaux des « plutôt » (en accord/désaccord) par rapport aux « tout à fait », de même qu’une adhésion à certains narratifs testés au-delà des cercles climato-sceptiques laisse à penser que ce groupe médian n’est pas si anodin que cela. Il aurait d’ailleurs été très intéressant de disposer de données sur la population ne se prononçant pas sur les différents items testés[6].
Ainsi, un élargissement de la focale de l’étude de la Fondation Jean Jaurès permettrait sûrement de faire poindre des anomalies, peut-être moins intuitives, touchant le public correspondant à la norme. Une approche plus ouverte aurait peut-être aussi conduit les auteurs à se pencher sur le sens que recouvre cette convergence des mouvements contestataires, au-delà d’une aversion simpliste envers les élites et le pouvoir.
Car à y regarder de près, on constate de nombreuses similitudes dans les modalités de gestion des crises sanitaire, climatique et de celle liée à la guerre en Ukraine. Pour chacun de ces 3 cas, le processus décisionnel est très vertical et opaque ; une (grande) partie des discussions se déroulent dans des instances supranationales qui ont peu (ou pas) de légitimité démocratique (OMS et Union européenne pour la crise sanitaire, GIEC pour le climat, OTAN et Union européenne pour la guerre en Ukraine) ; aussi, pour ces 3 crises, les discours critiques à l’égard de la parole officielle ont dès le départ été décrédibilisés, voire censurés dans l’espace public. Enfin, il est fort probable que ces 3 phénomènes aient contribué de manière significative à la situation économique préoccupante que connaît la France aujourd’hui.
Leur rapprochement n’est par conséquent pas totalement artificiel et mérite d’être pris au sérieux par les analystes. Dans cette optique, il est étonnant que la question de la souveraineté, qui ne transparaît qu’au travers de la dimension réductrice du complot des élites mondialisées, soit aussi peu creusée dans la note.
Des constats qui interrogent notre modèle démocratique
Un autre point parmi les résultats des sondages étonne et apparaît trop peu discuté dans la note : celui du rapport à la voitures électrique. Plus des 2/3 des sondés adhéreraient en effet à l’idée qu’il s’agit d’une « arnaque ». Les auteurs y voient là l’expression d’un double mouvement contestataire : le climato-scepticisme et le dégagisme anti-système. Mais avant de pousser aussi loin l’analyse, ne faudrait-il pas s’interroger sur le fait qu’une mesure portée par les instances dirigeantes nationales et européennes – celles-ci ayant d’ores et déjà acté la fin du moteur thermique à terme -, génère autant de critiques au sein de la population chez qui elle est sensée s’appliquer ? L’esprit élitiste dira qu’on a certainement manqué de pédagogie. L’esprit démocratique ne peut quant à lui qu’être interpellé par un tel résultat. Au regard de ce décalage prégnant entre l’action des gouvernants et les attentes des gouvernés, certains n’ont peut-être pas tout à fait tort d’évoquer une dictature climatique en marche. Sans forcément jeter le bébé « voiture électrique » avec l’eau du bain, le principe démocratique impliquerait à la lumière de ce sondage a minima un moratoire à son expansion et la conduite d’un réel débat public sur le sujet.
On pourrait formuler le même type de remarque à l’égard d’un autre narratif testé dans l’étude ; celui sur l’interdiction des véhicules diesel en centre-ville dont le niveau de désaccord atteint les 70 % ! Il est ainsi regrettable que l’étude adopte une démarche aussi peu compréhensive envers les sondés qui ne vont pas dans le sens attendu, d’autant plus que, comme nous le verrons dans un autre billet, l’examen des chiffres sous un angle différent amène à nuancer les corrélations entre avis sur les narratifs et positionnements politiques. Remarquons d’ores et déjà que sur ces 2 thématiques qui concernent la voiture, les climato-sceptiques ne peuvent être que minoritaires dans le groupe adoptant des positions anti-écologiques. Ceux-ci représentent en effet à peine 30 % de l’échantillon quand les contestataires aux narratifs testés sont autour de 70 %[7].
Il est en outre intéressant de relever que l’une des lignes « complotistes » étudiées, celle axée autour de l’injustice climatique, n’est pas un pur produit « Twitter », et encore moins celui des sphères climato-sceptique et/ou anti-système radicale. L’idée que ce sont les riches qui polluent et que ce n’est par conséquent pas aux pauvres d’assumer les restrictions pour sauver la planète est un narratif largement développé par la gauche écologiste institutionnelle lors du mouvement des gilets jaunes. Il s’est agi d’une échappatoire bienvenue au moment du rejet massif au sein de la population de la taxe carbone - mesure qui pourtant comptait beaucoup d’adeptes au départ dans ledit milieu. C’était par exemple la tonalité du discours de Nicolas Hulot, même si les termes n’étaient pas exactement les mêmes[8]. Quoi qu’il en soit, rien de surprenant à ce que les éléments de langage conséquents balaient un public large (plus de 76 % des sondés adhérant au narratif « La sobriété énergétique est imposée seulement au peuple, mais pas aux élites. »), et hétéroclite (le taux d’adhésion est supérieur à 75 % sur 16 des 18 clusters).
Mais cette convergence n’est vraisemblablement que de façade et cache d’importantes disparités dans la signification que chacun donne à ces éléments de langage.
Pour certains, le narratif cité est une manière d’exprimer que la sobriété n’est qu’un nouveau tour de passe-passe du capitalisme. Il y a urgence à agir pour sauver la planète, mais selon une action qui cible en priorité les riches et non le peuple. D’autres, opposés à l’idée d’urgence climatique, se retrouvent dans ce narratif dans la mesure où ils appréhendent la théorie du réchauffement climatique anthropique comme un unique prétexte pour restreindre les libertés et taxer toujours plus. Il s’agit là d’exemples, et on pourrait en trouver beaucoup d’autres se situant entre ces 2 visions opposées. On perçoit en tout état de cause que derrière un même narratif se trame une multitude de représentations différenciées. Il est de fait légitime de douter que la dynamique « anti-sobriété » fléchée dans l’étude conduise demain à une coalition incongrue de nature trumpiste, qui compterait entre autres dans ses rangs des écologistes de gauche et des climato-sceptiques conservateurs.
Ainsi, une approche moins normée et plus détachée de la controverse sur le réchauffement climatique que celle de l’étude de la Fondation Jean Jaurès mènerait à des analyses plus larges, plus nuancées … et sûrement moins anxiogènes !
L'image du climato-complotiste construite par l'appareil d'enquête ?
Enfin, l’esprit un tant soit peu critique s’étonnera que cette étude ne questionne à aucun moment l’expression « élite ». Ici encore, une pluralité de significations se trament derrière ce terme. Il peut en effet s’agir des politiciens nationaux et internationaux, des financiers des grands groupes, des scientifiques intervenant dans les ONG, des intellectuels s’exprimant sur les plateaux-télé, … et peut-être tout ce monde à la fois. Simultanément, si vous questionnez un groupe de personnes sur ce qu’il entend par élites, vous récolterez vraisemblablement un ensemble de réponses très hétérogènes. Je ne suis d’ailleurs pas certain que chacune de ces personnes en aura une idée claire.
Ainsi, il y a lieu de se demander si ce n’est pas tout simplement le format de l’enquête qui construit une représentation sociale attendue par les enquêteurs : les enquêtés doivent en effet se positionner par rapport à une phrase qui leur est donnée, et pour ce faire, ils n’ont que 4 choix possibles (« tout à fait d’accord », « plutôt d’accord », « plutôt en désaccord », « tout à fait en désaccord »). Le moins que l’on puisse dire, c’est que les enquêtés ont très peu de marge de manœuvre pour faire part de leur avis et déployer une pensée construite. Aussi doivent-ils composer avec les termes imposés par l’enquêteur même s’ils ne les partagent pas totalement[9].
Poussons un peu plus la réflexion : l’étude de la fondation Jean Jaurès cherche à nous montrer sur la base d’un tel sondage qu’une part importante de la population ne résiste pas aujourd’hui aux sirènes complotistes. Or selon les « théoriciens » en la matière, le complotisme est le refuge des crédules[10], sinon des imbéciles[11]. De fil en aiguille, l’étude diffuse donc l’idée que la population française comprend un socle d’individus abêtis contestataires qui voient des complots partout. Mais avec un peu de recul sur l’appareil méthodologique, on saisit aisément que c’est plus le cadre de l’enquête qu’autre chose qui construit cette image.
Prenons un cas d’école : un individu lambda, non familier des théories des complots les plus basiques, trouve simplement que les médias ne laissent pas assez de place à la contradiction sur le réchauffement climatique. Il s’agit là d’une réalité objective : les climato-sceptiques n’ont depuis quelques années plus accès aux médias traditionnels, le service public ayant en particulier officialisé ce positionnement dans une charte[12]. Et il est aussi question ces derniers temps d’imposer des obligations en ce sens sur les autres médias[13]. Il n’est donc pas impossible que cet individu, s'il est enquêté, se déclare en faveur de l’un des narratifs « complotistes » proposés dans l’étude. Cela ne veut pas dire qu’il y adhère pleinement, mais simplement que, face aux choix restreints qui lui sont proposés, il se positionne sur ce qu’il considère comme le « moins pire ».
Imaginons du reste que l’enquête se soit construite sur d’autres formulations[14], par exemple « Il existe des groupes dominants dans les sphères dirigeantes qui laissent peu de place à la pensée contradictoire en termes de climat. » Quand bien même on aurait été dans le même registre de signification, l’interprétation qualitative serait largement divergente. Ce type de formulation renverrait en effet une autre image des contestataires que celle d’individus « méchants » et « crédules », et confronterait le lecteur à une représentation du monde plus complexe, nuancée, et moins manichéenne.
De fait, s’il y a bien un enseignement à retenir de cette étude, c’est qu’il faut se méfier des sondages, des analystes et des médias.
[1] https://www.jean-jaures.org/publication/dictature-climatique-pass-climat-great-reset-les-discours-complotistes-a-lassaut-de-lopinion/
[2] Au contraire de certains médias qui l’ont relayée. France culture démarre par exemple son article de présentation de l’étude par la phrase suivante : « Le réchauffement climatique est un fait scientifique. L'impact de l'être humain dans ce processus est établi, solide, évident. Les opinions publiques y sont de plus en plus sensibles. Et pourtant... » ( https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/la-transition-de-la-semaine/la-percee-des-climato-complotistes-8990974 )
[3] Laurent Mucchielli, La doxa du Covid (Bastia: Éolienne, 2022)
[4] Max Weber, Le savant et le politique (Paris: Éditions 10-18, 1963)
[5] Au sens d'Howard Becker (Howard Saul Becker, Outsiders : études de sociologie de la déviance, 2011)
[6] Il s’agit là d’une recommandation de Pierre Bourdieu (Pierre Bourdieu, ‘L’opinion Publique n’existe Pas’, Les Temps Modernes, 318, 1973, 1292–1309.)
[7] Sauf si la part des personnes ne se prononçant pas est bien plus importante sur les questions à propos de la voiture électrique que celles concernant le climato-scepticisme. Mais les éléments de la note ne permettent pas de le savoir. On aimerait d’ailleurs que celle-ci expose des croisements entre positions par rapport à la théorie du réchauffement climatique anthropique et celles sur les narratifs testés.
[8] https://www.francetvinfo.fr/economie/transports/gilets-jaunes/video-gilets-jaunes-pour-nicolas-hulot-la-crise-etait-evitable_3047315.html
[9] Le processus d’enquête est peut-être plus développé que ce qu'il ne laisse paraître dans la note. Néanmoins aucune information méthodologique n'y est indiquée.
[10] Gérald Bronner, La démocratie des crédules, 1. éd (Paris: PUF, 2013)
[11] Rudy Reichstadt, L’opium des imbéciles: Essai sur la question complotiste (Paris: Bernard Grasset, 2019)
[12] https://www.radiofrance.com/presse/radio-france-engage-un-tournant-environnemental#:~:text=Nous%20adoptons%20un%20plan%20de,bilan%20carbone%20d'ici%202030
[13] https://www.lefigaro.fr/politique/climatoscepticisme-la-liberte-de-la-presse-sous-condition-climatique-20230921
[14] Peut-être est-ce le cas, mais la note de la Fondation Jean Jaurès ne mentionne pas de données autres que celles présentées.