Beaucoup des gens, y compris notamment le président américain Joe Biden dans son récent discours sur l’état de l’Union, ont rejeté la possibilité d’envoyer des soldats occidentaux en Ukraine. Mais les paroles de Macron ont fait tomber un tabou qui, jusqu’à récemment, semblait inviolable. Pour la première fois à grande échelle, la presse occidentale a sérieusement évoqué l’envoi de soldats en Ukraine, et certains ont même osé féliciter le président Macron pour son courage.
Il était une fois, à l'époque de la guerre froide, la MAD, Mutually Assured Destruction, la théorie de la destruction mutuelle assurée à l’âge nucléaire, pour tenir à distance les combattants indomptables des deux camps. C’était la sagesse conventionnelle. Aujourd’hui, le spectre d'une guerre potentielle avec une puissance nucléaire comme la Russie ne semble plus effrayer personne, seuls les lâches auraient peur, on nous dit.
Toute négociation éventuelle avec le président Poutine serait en fait impossible, car Poutine menacerait l’Occident, qui n'est nullement impliqué dans la guerre en Ukraine, avec ses bombes atomiques tous les deux jours. Mais avertir l’Occident du risque d’une escalade potentielle, comme l’a fait Poutine dans son récent discours à l’Assemblée fédérale russe, n’équivaut pas à une menace, mais simplement à une réflexion sur les conséquences possibles de ses propres actions. Aujourd’hui, deux ans après le début de la dernière phase de la guerre en Ukraine — qui, rappelons-le, a commencé en 2014 et non le 24 février 2022 — et face à l’échec de l’offensive ukrainienne de l’année dernière, qui s’est soldée par un immense gaspillage d’hommes et de ressources, la réflexion qui s’impose est la suivante.
L’invasion russe de l’Ukraine est sans aucun doute une chose barbare et immorale — pourtant, elle aurait pu être empêchée avant qu’elle ne commence et aurait pu être arrêtée au début de la guerre, sans que l’Ukraine ne soit forcée de céder des territoires, alors que la Russie et l’Ukraine étaient sur le point de parvenir à un accord pour suspendre les hostilités. C’est ce qu’ont rapporté plusieurs sources, ukrainiennes et américaines, pas la propagande russe. Après l’échec des accords d’Istanbul en avril 2022, la politique occidentale, qui déjà à l’époque ne soutenait en aucune manière d’éventuelles négociations entre la Russie et l'Ukraine, a opté totalement pour la solution militaire. La Russie ne comprendrait en fait que le langage de la force, on a dit. Si l’on craignait au début que l’Ukraine pourrait imploser à brève échéance, l’Ukraine s’est rapidement transformée dans l’imaginaire occidental en une machine de guerre implacable capable de reprendre sans difficulté non seulement les territoires perdus après l’invasion de 2022, mais même la Crimée, que la Russie contrôle depuis 2014.
Ne serait-il pas temps de changer de stratégie, compte tenu des difficultés rencontrées par l’Ukraine au cours de l’année écoulée sur le champ de bataille ? Ne serait-il pas plus rationnel, si l’on se soucie vraiment du sort de l’Ukraine et des Ukrainiens, de favoriser un cessez-le-feu entre la Russie et l’Ukraine pour mettre fin au conflit ? La neutralité de l’Ukraine, véritable pomme de discorde, est-elle vraiment un objet si inacceptable pour l’Occident ? La voie militaire sans aucun compromis a été tentée, et après deux ans de guerre et des centaines de milliers de morts ukrainiens et russes, on peut se demander si c’est le bon prix à payer pour une future entrée de l’Ukraine dans l'OTAN. Cela en valait-il vraiment la peine ? L’OTAN était-elle vraiment l’objet de la volonté générale de la nation ukrainienne, qui était prête à se battre contre la Russie et à tout sacrifier pour atteindre cet objectif ? Les Ukrainiens étaient déjà prêts à accepter la neutralité en avril 2022. Puis ils ont changé d'avis. Nous ne savons pas exactement pourquoi. Il est certain que les partenaires occidentaux de l’Ukraine ne l’ont pas encouragée à conclure un accord avec la Russie à l'époque.
Au cours des deux dernières années, dans l'Occident libre et pacifique, qui ne déclencherait jamais de guerre et n’en a jamais déclenché, on a constaté une certaine impatience de la part de ceux qui ont osé, au mépris de toutes les normes de décence et de justice, invoquer à une solution diplomatique pour mettre fin à la guerre. Le cri unanime était : “Allez jouer les pacifistes auprès de Poutine en Russie !” Poutine ne serait intéressé par aucun type d’accord et voudrait s’emparer de toute l’Ukraine. De plus, si Poutine était autorisé à “gagner” en Ukraine, il ne pourrait pas rester tranquille un seul jour, car il voudrait immédiatement envahir un autre État européen, cette fois-ci membre de l’OTAN. L’OTAN n’est donc pas si effrayante pour la Russie, en fin de compte ?
Le fait que la Russie ne soit intéressée que par la guerre et qu’elle refuse le dialogue est démenti non seulement par les négociations avec l’Ukraine — négociations qui, il faut le rappeler, n’auraient entraîné aucune perte territoriale de la part de l'Ukraine — menées au cours des premières semaines de l'invasion, mais aussi par les récentes révélations du New York Times, selon lesquelles la Russie aurait signalé l’année dernière, par le biais de canaux diplomatiques, qu’elle était disposée à entamer un dialogue. Poutine est donc accusé d’être belliciste, mais l’Occident l’est tout autant. Ces dernières semaines, face à la lassitude de la guerre dans de nombreux pays européens, nous avons également vu comment la guerre doit être justifiée sous le prétexte d’une menace imminente pour les États de l’OTAN. Poutine, qui en deux ans n’a pas réussi à conquérir la pauvre Ukraine, pourrait maintenant s’emparer de l’ensemble de l’Europe, morceau par morceau. Et l’OTAN n’était-elle pas cette organisation dont la seule présence nous aurait mis à l’abri de la menace russe pour toujours ?
Aujourd’hui, nous sommes donc à la croisée des chemins. D’un côté, le soutien à l’Ukraine “aussi longtemps qu’il le faudra”, dans l’attente d’une victoire militaire décisive qui semble encore lointaine, même au risque d’une confrontation directe avec la Russie. Nous entendons des politiciens et des journalistes influents crier à la guerre et traiter de lâches ceux qui refusent d’accepter une telle éventualité. La guerre serait justifiée par la nécessité de vaincre un tyran, quel qu’en soit le prix, parce que nous sommes des gens de principes et de grandes valeurs, et que les valeurs sont ce qu’il y a de plus important. D’autre part, la possibilité de mettre fin à ce carnage, avec un compromis, entre la Russie et l’Occident, avant qu’entre la Russie et l’Ukraine.
On a l’impression que la grande politique, même si les politiciens ne l’avoueront jamais, aime la guerre, et pas seulement en Russie. Les guerres donnent aux gouvernements une raison d’être et un grand but, les guerres légitiment les élites. Les guerres sont le moment de faire des choix décisifs et radicaux, soit avec nous, soit contre nous. En Ukraine même, le héros de ces dernières années, Zelensky, élu en 2019 avec les trois quarts des voix sur une promesse de paix, se disait prêt à tout pour mettre fin au conflit dans le Donbass. En deux ans, tout allait changer radicalement, et pas seulement à cause de Zelensky, soyons clairs. Avant l’invasion, les Ukrainiens avaient déjà perdu patience à l’égard de leur jeune président et peu d’entre eux le prenaient encore au sérieux, sa cote de popularité étant très faible. L’invasion russe a fait de Zelensky un héros. Un rôle qu’il apprécie manifestement.
En l’espace de deux ans, tout le monde a radicalement changé, pas seulement pour Zelensky et l’Ukraine. Pendant près de quatre-vingts ans après la seconde guerre mondiale, nous avons entendu que le sens et le grand avantage d’une Europe unie résidaient dans sa capacité à garantir la paix. Aujourd’hui, ceux qui parlent de paix doivent subir les leçons de ceux qui nous disent que l’idéal de la paix perpétuelle était une pieuse illusion. L’Europe devrait maintenant se préparer à la guerre.
Mais la voie de la guerre a déjà été tentée et on ne peut pas dire qu’elle ait très bien fonctionné. Il est maintenant temps d’essayer la voie de la diplomatie. Pour les faucons, bien sûr, la diplomatie n’est associée qu’à Chamberlain et aux accords de Munich qui ont conduit à la partition de la Tchécoslovaquie. Ces analogies unilatérales sont le symptôme d’une connaissance historique très limitée, comme si toutes les guerres pouvaient être ramenées au paradigme de la Seconde Guerre mondiale et à Hitler contre le monde civilisé. Il est temps de se débarrasser de ce “complexe de Chamberlain”.
Pour les amateurs d’analogies historiques, il faut considérer, par exemple, qu’en juillet 1914, la Première Guerre mondiale aurait pu être évitée. L’assassinat de l’héritier du trône d’Autriche par un jeune terroriste serbe n’aurait pas necessairement dû conduire à une guerre totale sur l’ensemble du continent européen. Mais la grande politique s’est laissée un peu emporter par les événements, pour ainsi dire. La Grande Guerre a fait des millions de victimes, a décimé une génération, a ouvert la voie au fascisme, au nazisme, à la révolution bolchevique, à l’holocauste et à la Seconde Guerre mondiale. Il est facile de comprendre que si les gens avaient su s’arrêter, le monde aurait été épargné de bien des souffrances.
Mais dans la vie, le plus important, c’est d’avoir sa peau dans le jeu, c'est-à-dire d’agir comme on prêche. Tous ceux qui incitent à la guerre avec la Russie doivent être prêts à aller au front en personne pour sauver les valeurs occidentales et ne pas se contenter d’être des guerriers en paroles. On ne peut pas faire la guerre impunément avec le corps des autres. Entre le spectre d’une catastrophe pour l’Europe et le choix d’un accord qui, pour imparfait et injuste qu’il soit, sert à mettre fin à cette tragédie, le choix semble clair. Il est facile de rendre hommage à la guerre par de grandes proclamations héroïques alors que ce sont d’autres qui meurent. Les Zelensky, Johnson, Macron et Biden peuvent jouer les Churchill, Roosevelt et de Gaulle, mais ce ne sont pas eux qui vont mourir. Les vrais héros sont ceux qui meurent oubliés. Pour éviter que ces héros silencieux ne deviennent encore plus nombreux, un cessez-le-feu doit être imposé dès que possible.