“À la télévision russe, avant les élections, il n’y avait qu’un seul programme : Poutine”, écrivait par exemple la respectable agence de presse américaine Associated Press. Ce n’est pas tout à fait vrai, pourrait-on dire : les sponsors électoraux de tous les candidats sont diffusés à la télévision, les trois candidats défiant Poutine ont participé à de nombreux débats - sans la présence de Poutine - diffusés sur les chaînes fédérales de la télévision russe. Mais ces faits ne sont évidemment pas pertinents aux yeux des observateurs européens et américains. Surtout dans le contexte de la récente mort en prison de l’opposant Navalny : en lui l’Occident voyait le seul véritable opposant à Poutine et avait voulu voir un espoir pour la Russie de demain.
Pourtant, comme beaucoup de choses écrites et dites sur la Russie, ce portrait des élections russes est résolument caricatural. En parlant de caricature, un article récent sur le site de Radio Free Europe/Radio Svoboda montre un dessin représentant deux urnes, l’une de Poutine, l’autre du candidat Boris Nadezhdin, officiellement exclu du processus électoral pour ne pas avoir recueilli le nombre de signatures nécessaires à sa participation. Devant l’urne de Poutine, un seul homme, devant celle de Nadejdine, cent. Fiction ou réalité ? Cette caricature représente-t-elle vraiment la réalité des élections en Russie aujourd’hui ?
À en juger par les sondages, on ne le croirait pas. Selon le VTsIOM (“Wserossijski zentr isutschenija obschtschestwennogo mnenija” ; “Centre Panrusse d'étude de l'opinion publique”), Poutine est destiné à obtenir 82 % des voix, avec une participation de 71 %.
Il ne s’agit pas de chiffres fictifs inventés de toutes pièces par un institut de recherche de mèche avec le gouvernement. Les chiffres de Poutine correspondent à ceux du Centre Levada, l’un des instituts de recherche sociologique les plus connus et les plus respectés de Russie.
En bref, Radio Free Europe/Radio Svoboda - un média qui n’est pas tout à fait libre et indépendant, puisqu’il est entièrement financé par le Congrès américain - ne fournit pas exactement une représentation objective de la réalité dans ce cas.
Il n’y a donc guère de doute sur l'identité du vainqueur de cette élection. Dans un phénomène qui peut sembler paradoxal, le pouvoir de Poutine s’est consolidé après que des centaines de milliers de personnes ont quitté le pays, en particulier celles qui étaient opposées à la guerre et au pouvoir de Poutine.
Les résultats des élections en Russie peuvent ne pas plaire à l'Occident, mais au vu des sondages - indépendants - la popularité de Poutine ne peut être remise en cause. Il est faux de parler de ces élections comme d’un simple simulacre. Bien sûr, en soulignant ces faits simples mais gênants, on court toujours le risque d’être discrédité comme étant simplement pro-russe, c'est-à-dire comme étant par définition mensonger. Pourtant, si Poutine reste populaire, c’est un devoir journalistique de le reconnaître comme un fait objectif, que cela nous plaise ou non.
Les rivaux de Poutine
Cette année, les rivaux de Poutine à la présidence sont au nombre de trois, soit deux de moins qu’en 2018, année de la dernière élection. Deux candidats de l’opposition radicale avaient alors participé aux élections. L’un d’eux était Ksenia Sobchak, une journaliste libérale et une ancienne connaissance de la famille de Vladimir Poutine. Ce dernier avait en effet commencé sa carrière politique en travaillant pour le père de Ksenia Sobchak, Anatolii Sobchak, dans les années 1990. On dit qu’il existe de ce fait une relation spéciale entre Poutine et Sobtchak et que Sobtchak se voit accorder des choses que d’autres n’auraient pas le droit de dire. Sobtchak n’avait pas exempté Poutine de lourdes critiques lors des débats en 2018, en direct à la télévision. Même Grigory Yavlinsky, un ancien libéral et l’un des visages les plus connus de l'opposition pro-occidentale en Russie, avait participé aux élections en 2018. Il est difficile d’affirmer qu’il ne s'agissait pas d'une opposition factice. Ksenia Sobtchak a obtenu 1,68 % des voix, Yavlinsky 1,05 %.
Cette fois-ci, deux des trois candidats qui défient Poutine sont représentants des partis systémiques et traditionnels, le parti libéral-démocrate LDPR - qui, malgré son nom, n’a pas grand-chose de libéral et peut être qualifié de nationaliste - fondée en 1992 par Vladimir Jirinovski, mort en 2022, et le parti communiste dont le principal slogan électoral “Nous avons joué au capitalisme et maintenant c’est assez!” semble tout dire.
Traditionnellement, le candidat du parti communiste est toujours arrivé en deuxième position lors des élections présidentielles, depuis 1996, année des premières élections présidentielles dans la Russie indépendante, jusqu’en 2018. Cette année, cependant, les choses pourraient être différentes.
Le quatrième candidat est un jeune entrepreneur d’à peine 40 ans, Vladislav Davankov. M. Davankov est vice-président de la Douma et, lors des élections, il représente simultanément le parti “Novyié lioudi” (“Nouvelles personnes”) et le Parti de la croissance. En bref, il s’agit d’un groupement électoral classique en faveur du progrès et de la croissance économique. Peut-être un programme un peu juvénile, qui promet beaucoup et facilement, mais en fin de compte, même les jeunes doivent voter pour quelqu’un.
Ce qui est intéressant, c’est que le parti Novyié lioudi s’est ouvertement déclaré dans le programme en faveur d’une Russie pacifique et de négociations dans la guerre en cours. Une position qui n’est pas annoncée de manière très agressive, il faut le dire, mais que le candidat Davankov a également exprimée lors de débats télévisés. Il est dommage que la presse occidentale ne parle presque pas de lui. Dans l’un des rares articles consacrés à ce challenger de Poutine, le Berliner Zeitung titrait il y a quelques semaines : “Vladislav Davankov : l’adversaire de Poutine qui n’a aucune chance - c’est pour cela qu’il est candidat”.
Selon la presse occidentale, deux autres candidats, la journaliste Ekaterina Duntsova et l’ancien député et conseiller municipal de Moscou Boris Nadejdine, avaient été exclus de l'élection simplement parce qu’ils étaient opposés à la guerre. La présence d’un candidat comme M. Davankov dans le bulletin semble réfuter cet argument. Davankov a même déclaré qu’il était prêt à coopérer avec le grand exclu Boris Nadezhdin. Une démarche risquée ? Pourtant, son nom figurera dans le bulletin dans quelques jours.
Selon certains sondages, Davankov pourrait atteindre la deuxième place. Maksim Kats, journaliste d’opposition, ancien associé de Navalny - qui s’était désolidarisé de Navalny après s’être disputé avec lui, comme c’est malheureusement souvent le cas avec Navalny - et l’un des visages les plus connus de l'opposition, a appelé à voter pour Davankov.
Le pouvoir de la majorité
Selon toute vraisemblance, Poutine remportera cette élection. Malgré tous les problèmes rencontrés ces dernières années, M. Poutine continue de bénéficier du soutien de nombreuses personnes dans la Russie d’aujourd’hui. Si, au cours des deux dernières années, de nombreux Russes - des centaines de milliers - ont quitté le pays, des millions sont restés. Et beaucoup, beaucoup d’entre eux soutiennent Poutine, comme le montrent également les sondages du Centre Levada. Levada est un centre indépendant d'études sociologiques, qui n’est pas contrôlé par le Kremlin et qui, au contraire, a même été classé par le Kremlin comme agent étranger. Ce n’est donc pas un organe du Kremlin, de la propagande officielle. Notons au passage que le Kremlin est le plus grand commanditaire de sondages en Russie, il commande des sondages pour réagir à l’opinion publique et qu’il est attentif à l'humeur de la population. Le Kremlin n’est pas un organe de pouvoir exclusivement répressif et complètement sourd à l’opinion publique, comme on le dit souvent en Occident. Et si les Russes soutiennent leur gouvernement, ce n’est pas seulement parce qu’ils sont hypnotisés par la télévision et ne lisent pas les journaux.
L’Occident n’aime pas la Russie parce qu’elle ne serait pas démocratique. Un gouvernement qui n’est pas démocratique, ne serait en aucun cas un gouvernement légitime. Avec une majorité apparemment écrasante en faveur de l’actuel président Poutine, on peut se demander quelle serait la principale source de légitimité dans une démocratie, si ce n’est le soutien de la majorité. Il ne s’agit pas ici de juger les phénomènes mais simplement d’en prendre acte. Il ne s’agit pas ici d'être pro-Poutine ou anti-Poutine. On peut discuter longuement du danger qu’une démocratie se transforme en dictature de la majorité, mais on ne peut ignorer le fait qu’une démocratie, par définition, signifie le pouvoir de la majorité, que cela nous plaise ou non. Si nous n’aimons pas la majorité, le problème ne réside pas dans l’absence de démocratie.
L’historien et anthropologue Emmanuel Todd a récemment, dans son dernier livre La défaite de l’Occident, décrit la Russie comme une démocratie autoritaire, contrairement aux démocraties libérales classiques auxquelles nous sommes habitués en Europe. D’ailleurs, pour Todd, le caractère démocratique des gouvernements occidentaux d’aujourd’hui a été perdu, l’Occident s’est transformé en une oligarchie libérale, selon l’historien. Comme on pouvait s’y attendre, ces arguments et d’autres semblables lui ont valu d’être accusé d’être pro-russe, une accusation destinée à démolir la validité de tout argument. Dommage que l’on ne puisse pas aussi facilement rabaisser l’électorat de Poutine en le qualifiant de trop pro-russe...
Stefano Di Lorenzo X @StefanoDiLoren5