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Billet de blog 3 janvier 2015

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Patrick Chappatte, un journaliste (presque) comme les autres

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N’allez sur­tout pas le « trai­ter » d’artiste ! Patrick Chap­patte reven­dique farou­che­ment son sta­tut de jour­na­liste. Celui-ci a pour­tant l’art de racon­ter des his­toires, via le des­sin, dont la puis­sance d’évocation dépasse par­fois lar­ge­ment celle de l’écrit. Le BD-journalisme peut repré­sen­ter selon lui le futur de cette pro­fes­sion, car les images ont le don d’universalisme et l’humour per­met de trai­ter dif­fé­rem­ment des sujets sérieux.

Un savoir-faire journalistique

Si je vou­lais racon­ter une his­toire à la manière de Chap­patte, mes trois pré­cé­dentes phrases auraient consti­tué la phase plus impor­tante de mon récit. L’introduction per­met en effet d’accrocher immé­dia­te­ment le lec­teur, de cap­ter son atten­tion… ou de le perdre à jamais ! Le dessinateur-journaliste gene­vois y consacre d’ailleurs énor­mé­ment de temps, avant même de se rendre sur le ter­rain. L’intro’ est lon­gue­ment pen­sée, réflé­chie, tout comme le titre du repor­tage BD. Ses trois pre­mières cases sont déci­sives et appa­raissent sou­vent sur la double-page ini­tiale de l’histoire dans les ver­sions papier1 de ses œuvres – avec le pays ou la ville concerné, le titre, des éléments de contexte, du texte hors-case et un des des­sins du récit repris comme arrière-fond. Pour ses repor­tages, Patrick Chap­patte sait d’avance ce qui l’intéresse et le type de récit qu’il veut offrir, car c’est le fruit d’une réflexion préa­lable. Ensuite, une fois arrivé en Tuni­sie, au Kenya ou encore au Gua­te­mala selon le sujet traité, son tra­vail res­semble à celui de tous les autres jour­na­listes. En situa­tion, Chap­patte n’esquisse pas des cro­quis pour ses futurs des­sins, il prend des notes à la plume, fait des inter­views et les com­plète par­fois avec des pho­to­gra­phies. Les pola­roids, fil­trés pour éviter un trop grand contraste avec le des­sin, peuvent faire office de preuves et aug­mentent la véra­cité res­sen­tie par le public. Ce der­nier est éduqué, petit à petit, à cette nou­velle forme de sto­ry­tel­ling com­bi­nant les supports.

Du des­sin de presse au repor­tage BD

Chap­patte est lui-même très éclec­tique dans sa manière de trai­ter l’actualité. Célèbre avant tout pour ses des­sins de presse2 publiés dans divers grands quo­ti­diens (Le Temps, la Neue Zür­cher Zei­tung ou encore le New York Times), il ne se contente pas seule­ment de ce type de jour­na­lisme. Le des­sin de presse pos­sède en réa­lité cer­taines limites : il est inef­fi­cace à la fois lorsque l’on veut trai­ter des bonnes nou­velles et quand il faut illus­trer des catas­trophes (en tout cas à court terme). Le BD-reportage, quant à lui, per­met de déployer un récit et donne la pos­si­bi­lité de s’arrêter sur une case conte­nant une foule d’informations. En résumé, le lec­teur peut avan­cer à son propre rythme pour absor­ber ce récit, grâce à la force des images. Contrai­re­ment au des­sin de presse qui doit se suf­fire à lui-même – texte et illus­tra­tion devant être par­fai­te­ment choi­sis pour qu’un mes­sage suf­fi­sam­ment fort émane d’un seul et unique des­sin –, le repor­tage BD per­met d’aller plus loin, en don­nant des éléments de contexte afin de construire pro­gres­si­ve­ment une his­toire. Mais le pro­grès ne s’arrête pas là. Grâce à Inter­net, un for­mat mul­ti­mé­dia com­bi­nant tous les sup­ports peut égale­ment être uti­lisé. Nous y reviendrons.

Le récit se construit à l’aide d’une scé­no­gra­phie, basée sur des plans-séquences. Le journaliste-dessinateur se sert donc du sto­ry­tel­ling pour racon­ter des faits… autre­ment ! Par exemple, le recours à l’anecdote est fré­quent dans ses BD-reportages, celle-ci per­met­tant d’ « adoucir » les pas­sages plus durs et d’accorder une pause au lec­teur. Cepen­dant, bien qu’une anec­dote puisse paraître un détail, elle donne en réa­lité la pos­si­bi­lité d’en savoir plus. C’est notam­ment le cas des « toi­lettes volantes » dans les bidon­villes de Nai­robi3. À pre­mière vue humo­ris­tique, cette case est en fait lourde de sens : elle per­met d’évoquer la réa­lité du lieu observé par le repor­ter BD et la misère qui l’encercle. L’humour consti­tue égale­ment une tech­nique nar­ra­tive. Chap­patte l’utilise pour faire bais­ser la pres­sion du récit, rap­pro­cher les lec­teurs et allé­ger une scène emplie de tris­tesse. Mais gare à se méprendre : cer­taines cases sont certes sup­po­sées faire rire, mais doivent tout autant pro­vo­quer la réflexion chez le lecteur.

Grande actua­lité et petites histoires

Si le sto­ry­tel­ling façon BD-reportage inclut des éléments tra­di­tion­nels comme le récit indi­rect – mettre en image une his­toire racon­tée par un per­son­nage que Chap­patte inter­view par exemple –, l’auteur béné­fi­cie égale­ment d’une plus grande marge de manœuvre. Ainsi, celui-ci peut jon­gler entre une info­gra­phie (pré­sen­ta­tion d’une rési­dence de for­tu­nés au Kenya4) et un des­sin pano­ra­mique dont il choi­sit libre­ment le cadrage (d’un quar­tier de Gaza dévasté par Tsa­hal5 notam­ment) en pas­sant par la repré­sen­ta­tion de soi dans cer­taines cases (comme si le Chappatte-narrateur nous pre­nait par la main pour nous ame­ner lui-même dans l’histoire).

 Le pro­ces­sus auteur-narrateur consti­tue une richesse pour le récit, car la mise en scène de son propre vécu ajoute de la cré­di­bi­lité aux des­sins racon­tant la « grande actua­lité » à tra­vers la « petite his­toire » des habi­tants d’un lieu. C’est fla­grant dans le repor­tage BD fai­sant suite à un voyage du journaliste-dessinateur à Gaza en jan­vier 20096, dans lequel le conflit israélo-palestinien est raconté via les expé­riences (trau­ma­ti­santes) de Sabah Abou Halima, Safoua Abou Namous ou encore Almaza Samouni, trois Gazaouies ordi­naires dont les noms sont tota­le­ment incon­nus de la com­mu­nauté inter­na­tio­nale. Glaçant.

 La mul­ti­pli­ca­tion des supports

Les repor­tages en bande des­si­née de Chap­patte sont désor­mais dis­po­nibles sur Inter­net7. Ce chan­ge­ment de sup­port par rap­port à l’écrit implique de repen­ser et rescé­na­ri­ser le récit. En effet, pour les mêmes his­toires, l’auteur a la pos­si­bi­lité d’y ajou­ter du son, des hyper­liens et des effets dyna­miques (même case défi­lant deux ou trois fois avec un cadrage dif­fé­rent, accom­pa­gnée d’un texte expli­quant chaque par­tie du des­sin par exemple). Si le récit géné­ral ne subit pas d’importantes modi­fi­ca­tions, le journaliste-dessinateur doit être capable d’adapter le déploie­ment des faits au média inter­net. Loin de repré­sen­ter un pro­blème, c’est un moyen pour Chap­patte de diver­si­fier son tra­vail et d’imaginer sans cesse de nou­velles pos­si­bi­li­tés. Ainsi, ses repor­tages BD deviennent inter­ac­tifs, comme l’illustre le der­nier en date dédié à la Corée du Sud et à son soft­po­wer8. Dans une case pré­sen­tant un écono­miste local, fan des girls bands, Chap­patte glisse un lien vers une vidéo you­tube où l’on voit cet incroyable per­son­nage cla­sher un de ses col­lègues dans un fou bat­tle de rap ! Déjà humo­ris­tique à la lec­ture, pou­voir vision­ner la vidéo de cet exploit accen­tue encore le rire chez le lecteur.

Vidéo you­tube du clash des économistes :

 https://www.youtube.com/watch?v=H4QyFiz72jI 

Une nou­velle forme de jour­na­lisme

Sub­ju­gué par Valse avec Bachir9, Patrick Chap­patte rêvait d’adapter ses repor­tages à un for­mat des­tiné à la télé­vi­sion : c’est désor­mais chose faite. Avec La mort est dans le champ, Chap­patte explore un moyen d’expression jour­na­lis­tique nova­teur – cou­plant la force de son coup de crayon au son et au mou­ve­ment – et offre ainsi une nou­velle façon de racon­ter le monde, par l’intermédiaire d’un docu­men­taire d’animation. Le genre, privé de la dureté véhi­cu­lée par la pho­to­gra­phie ou l’image fil­mée, per­met de por­ter un autre regard sur les situa­tions de conflit tout en conser­vant les faits et les expé­riences vécues par les nom­breux indi­vi­dus ren­con­trés par Chap­patte lors de ses voyages. Sans voyeu­risme. À l’heure de la sur­abon­dance de l’information et de son inexo­rable chute qua­li­ta­tive, les docu­men­taires ani­més tels que La mort est dans le champ font un bien fou.

Extrait de l’émission Mise au Point (RTS) dif­fu­sée le 17 avril 2011, avec une petite inter­view de Chap­patte et dif­fu­sion com­plète du docu­men­taire d’animation :

 http://www.rts.ch/play/tv/mise-au-point/video/la-mort-est-dans-le-champ-reportage-bd-du-dessinateur-de-presse-patrick-chappatte-une-premiere-en-television-precede-dune-petite-presentation-avec-lauteur?id=3086580

Ce moyen d’offrir des infor­ma­tions représentera-t-il l’avenir de la pro­fes­sion ? Dif­fi­cile de l’affirmer aujourd’hui alors que les jeunes Chap­patte en herbe ne sont pas légion. Écrit ou des­sin : lequel de ces deux modes d’expression pos­sède la plus puis­sante force d’évocation ? En fai­sant réfé­rence au BD-reportage de Chap­patte sur les vio­lences au Gua­te­mala10, Roberto Saviano, jour­na­liste ita­lien et auteur du best­sel­ler Gomorra, nous donne un début de réponse : « avec peu de des­sins, il a réussi à racon­ter plus de choses que ce qu’il serait sou­vent pos­sible de faire en une dizaine de pages »11. Le débat reste ouvert.

Des cer­ti­tudes existent tou­te­fois. Comme le sug­gère le BD-reporter dans l’extrait ci-dessus, le docu­men­taire d’animation per­met au jour­na­liste de lais­ser libre cours à sa sub­jec­ti­vité, ce qui va à l’encontre de l’artisanat tra­di­tion­nel du métier de jour­na­liste où l’objectivité est la règle. Si le des­sin de presse peut per­mettre d’observer le monde en pyjama depuis chez soi, Chap­patte ne s’en contente pas et veut « aller voir » par lui-même ce qui se passe « sur place ». Ainsi, lors de ses voyages, il fait de mul­tiples ren­contres et est sou­vent tou­ché par les his­toires qu’on lui narre: c’est ce genre d’émotions qui trans­pirent de ses récits jour­na­lis­tiques et dont le lec­teur s’imprègne. Voilà la grande plus-value offerte par les repor­tages en bande des­si­née qui offrent en fin de compte plus d’éléments – faits, émotions, doutes, réflexions – sur une situa­tion qu’il n’y paraît. Ce qui pour­rait per­mettre égale­ment d’attirer plus faci­le­ment l’attention du public sur des pro­blé­ma­tiques a priori inin­té­res­santes par rap­port à un article écrit « classique ».


1. C’est notam­ment le cas dans son recueil de BD-reportages : P. CHAPPATTE, « BD repor­ter : Du Prin­temps arabe aux cou­lisses de l’Élysée », 2011, Glénat.

2. Que l’on peut retrou­ver sur le site sui­vant : http://www.bdreportage.com/

3. « La vie des autres à Nai­robi», http://www.bdreportage.com/la-vie-des-autres-a-nairobi/

4. Ibid.

5. « Dans l’enclos de Gaza », http://www.bdreportage.com/dans-lenclos-de-gaza/

6. Ibid.

7. Tou­jours dis­po­nibles sur le site pré­cé­dem­ment cité : http://www.bdreportage.com/

8. « Gan­gnam style : arme de séduc­tion mas­sive » http://www.letemps.ch/tout_le_temps/chappatte/coree/gangnam_style/ ou http://www.bdreportage.com/gangnam-style-arme-de-seduction-massive/

9. Film-documentaire réa­lisé par Ari Fol­man, sorti en 2008, rela­tant notam­ment le mas­sacre des camps de Sabra et Cha­tilla par des milices pha­lan­gistes liba­naises sous l’œil com­plice de l’armée israé­lienne en 1982. Pour en savoir plus : http://www.jetdencre.ch/sharon-de-lindecence-de-saluer-la-memoire-dun-criminel-5641

10. « L’autre guerre, à Gua­te­mala City » : http://www.bdreportage.com/lautre-guerre-a-guatemala-city/

11. http://espresso.repubblica.it/opinioni/l-antitaliano/2013/11/07/news/quando-il-fumetto-e-un-arma-politica-1.140325 Tra­duc­tion personnelle.

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