Car enfin, depuis que la guerre est guerre, aucune armée, nulle part, n’a jamais respecté la moindre règle.
Qui peut réellement croire qu’aucun missile, aucune bombe, ne touchera « accidentellement » un immeuble d’habitation, une école, une maternité ? Qui peut réellement croire qu’aucun militaire, quel que soit son grade, sous l'influence de la peur, de la colère, de la haine, ou, pire, des trois à la fois, respectera à la lettre le manuel du parfait petit soldat ?
Les centaines de civils exécutés sommairement à Boutcha, les mines et les pièges laissés jusque dans des jouets d’enfants par l’armée russe en repli, le rappellent avec effroi : la guerre n’obéit à aucune règle.
Ou plutôt, elle n'obéit qu'à ses propres règles :
- L’envahisseur n’envahit pas, il conquiert ; et ce qu’il ne peut conquérir, il le détruit. Sinon, à quoi bon envahir ?
- L’envahi ne repousse pas l’envahisseur, il l’élimine pour être sûr qu’il ne reviendra pas.
C’est malheureusement, dramatiquement, froidement, aussi simple que cela.
Lois et coutumes de la guerre
Et pourtant, paradoxalement, quand un conflit armé survient, l’agresseur comme l’agressé sont censés se conformer à un ensemble de règles. Que voulez-vous, on veut bien être une espèce barbare, mais d’une barbarie codifiée, encadrée (et dès lors, légitimée).
Les « lois et coutumes de la guerre » ont été définies pour la première fois voici 148 ans, entre le 27 juillet et le 27 août 1874, et figurez-vous – c’est suffisamment cocasse pour être souligné – que c’est au Tsar d’Alexandre II de Russie qu’on les doit, qui avait réuni à Bruxelles les représentants de douze puissances européennes pour tracer en bonne intelligence les contours de la guerre.
On ne saurait trop conseiller la lecture des actes de cette conférence[1].
Chapitre III, « Des moyens de nuire à l’ennemi ; de ceux qui sont permis ou qui doivent être interdits » : on y lit que « l'emploi d'armes empoisonnées, ou la propagation, par un moyen quelconque, du poison sur le territoire ennemi » ainsi que « l'emploi d'armes occasionnant des souffrances inutiles, comme : les projectiles remplis de verre pilé ou de matières propres à causer des maux superflus », sont interdits. Mais que « l'emploi de tous les moyens possibles pour se procurer des renseignements sur l'ennemi et sur le terrain » est autorisé. Quoi que cela signifie.
Chapitre IV, « Des sièges et des bombardements » : « une ville entièrement ouverte, qui n'est pas défendue par des troupes ennemies et dont les habitants ne résistent pas, les armes à la main, ne peut pas être attaquée ou bombardée. Mais si une ville est défendue par des troupes ennemies ou par les habitants armés, l'armée assaillante, avant d'entreprendre le bombardement, doit en informer préalablement les autorités de la ville ». Mais attention ! « Le commandant d'une armée assiégeante, lorsqu'il bombarde une ville fortifiée, doit prendre toutes les mesures qui dépendent de lui pour épargner, autant qu'il est possible, les églises et les édifices artistiques, scientifiques et de bienfaisance ».
Cette hypocrisie, on la retrouve exactement dès le discours d’ouverture de la conférence par le ministre Belge des Affaires étrangères d’alors : « nation neutre et essentiellement amie de la paix, la Belgique voudrait qu'il n'y eût plus de guerres ; mais, si de telles calamités ne peuvent être évitées, elle est encore dans son rôle en désirant que l'on cherche à en adoucir les rigueurs ».
Des barbares, oui. Mais des barbares ci-vi-li-sés, on vous dit.
Le crime de guerre ne peut exister car la guerre elle-même est un crime
Sur les 71 articles que comptait le projet russe initial, seulement 56 ont été conservés, mais, fait remarquable pour un sujet aussi sensible, ils l’ont été quasi sans retouche.
Pour autant, les bonnes intentions se fracassant toujours sur le mur de la réalité, le texte ne fut pas ratifié. L’Angleterre, notamment, lui reprochait de faciliter les guerres d’agression et de paralyser la défense patriotique d’un peuple envahi. Ce que la Chambre des communes traduisit ainsi : « il n’y a aucune possibilité d’entente sur les articles réellement importants du projet russe parce que les intérêts de la puissance envahissante et de la puissance envahie sont inconciliables ». De fait ! Et c’est d’ailleurs peut-être là le seul moment de lucidité (sincérité ?) de toute cette séquence.
Que l’on ne se méprenne pas, je ne voudrais surtout pas donner l’impression de minimiser l’importance de la conférence de Bruxelles qui, de fil en aiguille, d’ajustement en révision, de sur-conférence en traité dérivé, déboucha au fil des ans sur une longue série d’accords internationaux[2] qui permettent aujourd’hui, à tout le moins théoriquement, de traduire en justice les auteurs et les responsables d’atrocités commises sous couvert de la guerre.
Mais je bous lorsque j'entends parler de « crimes de guerre ». Tout simplement parce que cette notion est une aberration : il ne peut exister de crime de guerre car la guerre n'est régulée que sur le papier, mais aussi et surtout parce qu'elle est elle-même déjà un crime – un crime contre l'humanité, évidemment.
[1] https://bibliotheque-numerique.diplomatie.gouv.fr/ark:/12148/bpt6k5813563c
[2] https://ihl-databases.icrc.org/applic/ihl/dih.nsf/vwTreatiesByDate.xsp