Technologies numériques : une évolution dans la continuité
Très en vogue dans différents secteurs d’activité, les technologies numériques représentent l’image d’une modernité et d’un renouveau.
Il serait cependant naïf de laisser croire que la seule utilisation du numérique suffise à favoriser une pensée, une réalisation, une création originale.
Rappelons pour exemple que le domaine de l'automatisme existe depuis l'Antiquité, alors que les études sur l'analyse paradigmatique, mathématique ou la codification de l'information se sont fortement développées à leurs débuts sans l'ordinateur.
L'ère du virtuel dans le domaine de l'image ne fait que prolonger l'art de la peinture, de la photographie, de la sculpture alors que les réseaux comme Internet facilitent la communication de l'information à distance, comme les sons de percussion ou les nuages de fumée le faisaient en leurs temps.
Concernant la création des sons par ordinateur, l’exemple du modèle de synthèse additive existe bien avant l'informatique, l'orgue utilisant ce modèle d’élaboration du timbre.
La voix est assimilée à de la synthèse soustractive ou formantique et la synthèse granulaire peut être envisagée par micro montage à partir d'une bande magnétique.
Plus encore, l'ordinateur "actuel" pourrait avant tout refléter une continuité hégémonique d'une forme de pensée et de sensibilité, celle qui lit la cause et l'effet - le déterminisme.
Associée au développement de la pensée et de l’imaginaire, l'informatique, selon Michel Serres, est synonyme de troisième révolution.
De la pensée à la réalisation : remarques critiques
Les logiciels de composition assistée par ordinateur traitent notamment de l’aspect idéel. Il s’agit d’environnements de programmation qui aident à penser ou simuler l’imaginaire et la perception d’une œuvre. D’une autre manière, la réalisation de l’œuvre implique la fabrication des sons et des espaces sonores voire le contrôle de la diffusion. L’œuvre algorithmique réunit dans un même processus automatisé composition et réalisation.
La création passe par un « équilibre » et une influence réciproques entre composition et réalisation, entre une invention de la forme et du fond, dialectique replacée dans un contexte général culturel d’une époque.
Les sons peuvent être, par exemple, totalement nouveaux, mais si la forme de l’œuvre est ancienne ou inversement, c’est son imaginaire qui risque de s’effriter ou de disparaître.
Les enjeux des liens entre algorithme et création est une problématique artistique incontournable du XXIe siècle, modifiant les perspectives de calcul, d'invention, de réalisation et de perception de l'œuvre.
Renouvellement de la notion de limite
L’ordinateur transforme le rapport à la réalisation matérielle : "plus de limites" liées au nombre et à la nature des sources sonores, à la composition de vitesses superposées du temps, à la qualité et au traitement différencié des espaces sonores synthétiques, à la durée des sons...
Fiabilité et facilité de l’exécution musicale
Il existe, grâce à l’utilisation de l’informatique, un lien direct entre l’écriture de l’œuvre et son exécution. L’ordinateur se charge de la parfaite reproduction et diffusion de l’œuvre, telle qu’elle est symbolisée dans sa mémoire. Tout type d’enchaînement sonore est par exemple envisageable alors que l’interprétation est dépendante des limites mécaniques de l’instrument et des limites techniques, physiques et psychologiques de l’interprète. Face au compositeur, l’ordinateur n’a plus ce type de limite, puisqu’il exécute sans effort ni fatigue.
Cette remarque décrit un potentiel nouveau, une possibilité de confondre concept et son, idée et matière, signifiant et signifié, représentation symbolique et sensation ou émotion. Mais, d’une autre manière, l’ordinateur prive la perception de notions psychologiques importantes qui caractérisent l’effort et le geste instrumental. Ces données informatives ont historiquement fait partie de l’imaginaire du compositeur et de l’œuvre réalisée.
La question des seuils
La puissance, la précision et la finesse du contrôle automatisé des paramètres sonores permettent de descendre bien en deçà des limites de la perception humaine. Les seuils différentiels de perception décrivent ces limites à ne pas franchir si l’on souhaite continuer à percevoir des différences, des variations sonores.
Le compositeur peut jouer avec l’écriture de ces seuils, envisager une œuvre entre la mobilité et l’immobilité, être plus efficace dans la création des échelles de contrôle de l’espace, du timbre, de l’intensité, de la hauteur, de la durée, des relations symboliques entre quantification et perception. D’autres frontières peuvent être composées comme celles qui traduisent le seuil de détection absolue représentatif de la naissance isolée d’une sensation. L’intérêt d’une étude précise sur ces phénomènes consiste aussi à franchir consciemment les limites connues de l’écriture et de la perception ; la durée devient expression sensible de la fréquence, de l’intensité, de l’espace...
Invention et métamorphose du timbre
Parmi les nombreux modèles de synthèse actuels, certains offrent la possibilité de renouveler fondamentalement l'écriture du timbre, sans passer par la transformation ou l’analyse de sons existant à l’origine. Le modèle de synthèse additive fait partie de ces modèles qui permettent de créer tout type de timbre inimaginable préalablement et de le contrôler de l’intérieur dans son évolution ou articulation. Le paradigme d’origine est basé sur les travaux du mathématicien Fourrier, la structure de tout timbre complexe est la résultante d’une addition de sinusoïdes qui varient en fréquence, en amplitude et en phase.
Algorithmique temps réel, interaction, immersion...
Nous pourrions poursuivre l'énumération de problématiques d'invention dont les développements sont rendus possibles grâce au numérique. Invention algorithmique temps réel, interaction, immersion... autant de termes qui définissent de nouveaux horizons artistiques augmentés (croisement entre réalité et virtualité) ou virtuels. La fixité de l'œuvre se trouve ici remise en cause par des processus capables d'invention temps réel, d'analyse, de réaction, de communication...
Constat et perspectives
Ces quelques exemples rappellent que l’imaginaire du créateur ne peut faire l’économie de profondes mutations au XXIe siècle, même si les potentialités actuelles scientifiques et numériques traduisent aussi des formes de continuité.
Malgré plus d’un demi-siècle d’histoire de l’informatique musicale et des centres de recherche à l'international, il n’existe toujours pas actuellement d’environnement informatique musical entre la CAO, le temps réel, la synthèse et une base de données relative à la connaissance des phénomènes psychoacoustiques directement exploitables dans un cadre compositionnel, ni même d'environnement numérique liant de manière efficace les différentes échelles d'invention et de réalisation - du microcosme au macrocosme de l‘œuvre - et son application sur une écriture polysensorielle.
Outre la multiplication des initiatives aux échelles locales et nationales, on pourrait imaginer qu'une communauté internationale d'artistes et de scientifiques s'entende pour à la fois décrire des enjeux ambitieux d'une création réinventée en unissant les compétences et les financements pour servir "un intérêt général" laissant place à une diversité d'invention et de réalisation.