L’existence de notre espace-temps personnel est une conséquence de notre naissance et de notre mort, du premier cri au dernier souffle. Le temps crée l’espace et inversement. Nous n’avons pourtant pas choisi de vivre cet espace-temps lui-même contenu dans ses propres espaces. La mémoire engendre le temps, l’espace à son tour l’efface. Dans certaines cultures, nous apprenons que le présent est associé au changement, le passé à la répétition et le futur à l’anticipation. Pour qu'un événement, une expérience, une émotion puisse donner lieu à un souvenir, ils doivent pouvoir s'inscrire dans cet espace-temps tri-dimensionnel passé-présent-futur.
Sans mémoire, les portes du passé comme du futur se referment sur notre présent. Notre espace-temps mémoriel se contracte considérablement, jusqu’à confondre le même et le différent. Les fonctions vitales sont altérées via l’illusion d’un bouclage infini.
Si nous n’avons pas choisi notre espace-temps, nous ne choisissons pas non plus de réinventer notre éducation, notre formation. Dans la culture savante occidentale, nous sommes programmés pour maîtriser nos émotions, notre mémoire et ses liens de causalité. Notre système éducatif induit principalement dès le plus jeune âge un sentiment de protection spatiale et temporelle, unité de lieu et de temps. La concentration du savoir est toujours aujourd’hui liée à des lieux d’apprentissage eux-mêmes fondés en priorité sur la répétition et l’imitation, et ce dans des contextes géographiques socioéducatifs et culturels singuliers. Comme acte de socialisation, une des premières instructions au sein d’une classe consiste à réduire l’espace « infini » de l’univers à la maîtrise d’un corps statique posé sur une chaise, avec une autre contrainte chronométrique du temps unique et répété de chaque heure de cours. Tenez-vous bien et arrivez à l’heure, vous serez récompensé.
La question du lien n’est déjà plus une question ; le lien induit une cartographie de relations cachées et enchevêtrées qui croît selon sa propre logique. Nous nous plaignons parfois d’un manque de cohérence dans nos apprentissages et pourtant c’est bien nous qui oublions de questionner les liens. L’espace-temps est indissociablement lié en physique depuis 1905 et 1915 alors que des neuroscientifiques américains du MIT ont plus récemment découvert des cellules dans une partie de l'hippocampe qui gardent une trace du temps. Le temps et l'espace sembleraient codés séparément. Ce contexte spatial et temporel servirait d'échafaudage qui nous permettrait de construire notre propre chronologie de souvenirs. Les informations spatiales et temporelles pourraient fonctionner en parallèle et fusionner ou se séparer, en fonction des tâches à accomplir du point de vue de la mémoire.
La mémoire est à l’œuvre pour décrire l’expérience du temps en musique, avec un vocabulaire évocateur que l’on pourrait tenter de classer par catégorie :
- Division ou non du temps (pulsation, mesures, temps forts, temps faibles, rythmes, accents, temps lisse, temps strié, ajouté, symétrique, asymétrique),
- Déroulement du temps (tempo, ralenti, accélération, régulier, irrégulier, mobile, immobile, suspendu, dynamique, statique, stable, instable)
- Organisation du temps (forme, structure, partie, séquence, durée, succession, répétition, juxtaposition, continuité, discontinuité, spirale, circulaire, bouclé, polymorphe, multiple, relatif, intriqué, morcelé, disloqué, contrasté, réversible, irréversible, fini, infini…)
Le concept de temps strié par exemple nous indique la présence d’un temps pulsé, voire d’une organisation directionnelle du temps. Le temps plein exprime l’action mais n’a pas de rapport obligé avec la directionnalité du temps, c’est une qualité unique équivalente à la densité d’information, qu’elle soit de l’ordre du successif (dans la vitesse) ou du simultané (dans l’épaisseur). Le silence peut devenir lui-même vide ou plein suivant le contexte. Les notions de temps immobile ou statique pourraient correspondre à un faible renouvellement de l’information qui irait contre l’idée de directionnalité. Le temps lisse ne pulse pas, il pourrait par exemple glisser sans segmentation perceptive possible.
Dans le domaine des sciences cognitives et de la perception auditive, on évoque différentes mémoires : la mémoire immédiate du temps réel, la mémoire à court terme durant 6 à 7 secondes et la mémoire à long terme qui classe et organise les informations, globalise, dégage des structures.
Outre l’idée de catégorie évoquée, Sylvie Walczak (IA-IPR Éducation musicale et chant choral), rappelle que la verbalisation permet de partir des représentations et des connaissances des élèves pour explorer un champ sémantique - le temps chronologique ou historique, le temps physique, social, subjectif et psychique, ressenti - toutes ces notions qui croisent les questions mythiques et philosophiques - la réversibilité du temps et le mythe antique de l'éternel retour, la fuite du temps... L’écoute analytique comparative de trois œuvres choisies dans son article Musique et temps, Bach et le troisième mouvement du concerto n° 2 en mi majeur pour violon, Debussy et le Prélude pour piano - « Les fées sont d'exquises danseuses » livre II et le Lux aeterna de Ligeti, sert d’exemple pour introduire ces notions de temps pulsé et régulier (1), de temps pulsé mais irrégulier avec une forme imprévisible (2), de temps non pulsé, lisse ou temps suspendu (3). Tout comme l’analyse de la forme qui traduit un finalisme chez Bach, une succession de moments et d’ambiances chez Debussy et le principe des « talea » chez Ligeti.
Plus encore, Sylvie Walczack souligne l’intérêt pédagogique de sensibiliser les élèves à cette question du temps intriqué dans les trois niveaux de la création musicale, croisement de l'analyse poïétique qui s’intéresse à l’acte créateur, l’analyse de la musique elle-même et l’analyse esthétique de sa réception. En effet, la création musicale est plus que jamais conditionnée par des espaces-temps qui paraissent initialement très différents, celui du compositeur, de l’interprète, de l’auditeur.
De Webern à Boulez, de Stravinsky à Grisey, d’Eloy à Stockhausen, les dimensions de l’espace-temps sont historiquement particulièrement bouleversées au XXe siècle, à l’image de notre appréhension du monde qui ne se réduit plus à la seule physique « macroscopique » de Newton, avec les échelles quantiques et cosmologiques. Des œuvres musicales composées pour une durée d’une semaine à des œuvres de durées infinies, de l’éclatement ponctuel de l’espace à la vitesse du déplacement des sons, les problématiques d’invention et de réception ont bien évolué au siècle dernier.
Particulièrement dans cette période de grande angoisse internationale géostratégique, après les périodes COVID et les crises financières, de quelle manière ces bouleversements sont-ils aujourd’hui respectés, compris, repris, favorisés par les créateurs eux-mêmes, les interprètes, les pédagogues, les institutions, le secteur économique etc…
La dimension spatiale réduite à un corps posé sur une chaise et coincé dans l’heure du cours n’est naturellement pas adaptée pour appréhender les conceptions de l’espace-temps développées il y a déjà plus de 100 ans.
Choisir un extrait de deux minutes, une œuvre de dix minutes, un espace stéréophonique et une écoute frontale relève de la vieille histoire.
Comment un seul instant penser que nous pourrions acquérir ces « nouvelles » expériences dans des contextes inertiels d’une autre époque ? La grande nouvelle, c’est que nous ne serions plus au XXe siècle mais au XXIe siècle !
L’expérience du Labyrinthe du temps, œuvre à la fois polyartistique et technologique sur laquelle je travaille depuis plus de quinze ans n’est surtout pas un exemple : elle tente modestement de s’inscrire à la préhistoire d’une nouvelle histoire, celle de la troisième révolution à l’échelle de l’humanité, le numérique, après le passage de l’oralité à l’écriture et l’invention de l’imprimerie dirait Michel Serres. Je cite souvent deux conséquences de cette révolution numérique analysées par cet historien des sciences. Grâce à l’ordinateur, la notion de distance disparaît pour laisser place à un espace topologique continu. Pour la première fois en effet dans l’histoire de l’humanité, vous avez accès à toute l’information possible sans vous déplacer, avec la possibilité d’externaliser cette connaissance via les réseaux ou disques durs pour libérer votre mémoire de tout encombrement et favoriser des espaces créatifs.
Dans ce contexte d’une civilisation bouleversée, comment parler du Labyrinthe du temps en quelques minutes, dans un lieu clos et à distance, dans un temps défini par ce chronomètre unique et absolu ? Le Labyrinthe du temps donne parfois le sentiment d’exister face aux seules difficultés d’apparaître. Cette œuvre n’est pourtant pas un objet de surréalité, elle est bien réelle et polymorphe dans son existence, sans début ni fin, sans trajectoire préétablie.
Qui aurait la curiosité de s’intéresser aux rapports (ou non rapports) du Labyrinthe du temps avec la thermodynamique statistique, la géométrie non euclidienne, le principe d’incertitude, l’œuvre d’un Apollinaire, d’un Mallarmé, d’un Joyce, des phonèmes archétypaux de Locquin à la recomposition du signe ?
Qui prendrait le temps de s’immerger dans les partitions temps réel, visuelles, textuelles, corporelles, musicales du Labyrinthe, avec une tentative de redéfinition des liens via la notion de complétion, un son pouvant ici s’enchaîner à une lumière sans que l’espace symbolique de l’écriture ne soit rompu ?
Qui s’intéresserait à l’esthétique maximaliste du Labyrinthe dans son rapport protéiforme à l’écriture de l’espace, du temps et de la mémoire, la notion quantitative étant centrale pour envisager des seuils mémoriels et informationnels critiques et historiques, jusqu’à poser la question de l’antécognitif ?
A qui appartient le matériau protéiforme du Labyrinthe, ses sculptures, ses musiques, ses danses, son théâtre, ses installations, ses algorithmes créatifs temps réel, ses musiques mixtes, ses installations numériques interactives, ses mapping monumentaux… : les musées, les bibliothèques, les ensembles instrumentaux, les orchestres, les compagnies, les sites historiques, les grandes écoles, les universités, les conservatoires… ?
A vouloir envisager un « tout », le Labyrinthe du temps souffre d’une inadaptation. La singularité d’une telle œuvre dans sa globalité ne correspond à aucun soutien financier et économique institutionnel, alors que les aides financières sont nombreuses et précisément cartographiées.
Le Labyrinthe n’aurait-il définitivement pas sa place dans les espace-temps du vieux monde, une trajectoire qui semble bornée par un début et une fin, des espaces clos.
L’histoire du Labyrinthe interroge pourtant. Ces années passionnantes de collaboration, d’expérimentation, de recherche, de création montrent une existence en mouvement, une existence discrète qui peut aussi intéresser à la fois individuellement et collectivement.
Les discussions sont engagées avec des centres de diffusion et de commande, avec, dès 2023, des installations pédagogiques interactives du LDT à Radio-France. De même, une nouvelle étape vient d’être franchie cet été dans un coin « perdu » du sud de la France avec Gilles Baroin, docteur-ingénieur : la perpective du portage d'un des satellites du Labyrinthe du temps, "zero point", dans un lieu unique, immersif et interactif, le basculement dans les mondes virtuels...
Soulignons pour conclure que Le Labyrinthe est aussi un espace idéel de recherche et de communication, un espace imprévisible sans frontière fait de questionnement et d’interrogation, avec le plaisir de l’échange et du partage.