François Dubet a récemment rappelé dans son dernier ouvrage que « le mépris est le carburant émotionnel des populismes ». Cette formule est juste et redoutable : elle éclaire une vérité qui traverse nos sociétés. Le mépris n’est pas seulement une émotion individuelle, il est devenu une force politique, un ciment de ressentiment collectif. Mais ce carburant, qui alimente la colère, ne construit pas un avenir commun : il fracture, il désigne des ennemis, il enferme les citoyens dans un face-à-face stérile avec des élites perçues comme arrogantes ou lointaines. Le mépris explique l’embrasement des colères, mais il ne fonde pas une démocratie durable.
Or, si le mépris est le poison de notre vie politique, quel peut en être l’antidote ? J’avance l’idée que seule une République du soin et de la dignité peut désarmer ce ressentiment. Non pas en effaçant la colère, ni en la méprisant à son tour, mais en lui offrant une transformation possible, en remplaçant la logique de l’humiliation par celle de la considération.
Le mépris, une passion destructrice
Le mépris est une passion sociale, une blessure intime qui devient émotion collective. Il traverse de part en part nos sociétés contemporaines. Le chômage de longue durée, l’assignation territoriale, la précarité, l’invisibilité sociale fabriquent chaque jour du mépris. Être traité comme superflu, voir son existence niée ou réduite à des statistiques, c’est expérimenter cette violence muette.
Dubet a raison de souligner que le mépris a remplacé les grands clivages structurants. Il n’y a plus de lutte des classes organisée autour d’intérêts collectifs, mais une multitude de blessures subjectives, de rancunes intimes qui se transforment en révoltes fragmentées. Le mouvement des gilets jaunes en fut un symptôme : derrière la question fiscale, il y avait une colère contre l’humiliation d’être considéré comme « de trop », contre l’impression que les institutions n’écoutaient plus.
Mais ce sentiment, parce qu’il reste à l’état brut, échoue à se politiser en projet commun. Le mépris attise la haine de l’autre, il nourrit des populismes qui prospèrent sur la désignation de boucs émissaires – migrants, élites, « assistés », fonctionnaires, selon les cas. Le mépris fait éclater la société en une mosaïque de ressentiments, et il prépare le terrain à l’autoritarisme.
La démocratie humiliée
Pourquoi le mépris prospère-t-il autant aujourd’hui ? Parce que nos démocraties ont perdu une partie de leur crédibilité symbolique. Les institutions apparaissent comme indifférentes ou lointaines. Les promesses d’égalité se heurtent à la réalité d’inégalités qui s’aggravent. L’expérience quotidienne de beaucoup de citoyens est celle d’une absence de considération.
Il suffit d’écouter. L’élève qui dit que l’école ne croit pas en lui. Le malade qui attend des mois pour un rendez-vous et se sent abandonné par la République. Le salarié qui voit son travail dévalorisé et son salaire stagner. L’agriculteur qui croule sous les normes mais n’a plus les moyens de vivre. Le citoyen d’un village qui constate la fermeture de sa poste, de sa gare, de son commerce, et qui lit dans ces disparitions le signe d’un mépris d’État.
C’est là que se joue le drame contemporain : une démocratie qui humilie ne peut durer. Quand la République cesse d’incarner la dignité, elle se fragilise et ouvre la voie aux démagogues qui exploitent le ressentiment.
Le soin comme contre-énergie politique
Face à ce carburant de la colère, il nous faut inventer une autre énergie : celle du soin. On a trop réduit le soin à une affaire médicale ou sociale, alors qu’il est une manière d’habiter le monde et de faire société. Prendre soin, c’est reconnaître la vulnérabilité partagée, c’est voir en l’autre non un concurrent ou une charge, mais un être digne d’attention.
La philosophe Cynthia Fleury a montré que le soin est indissociable de la démocratie : une société qui ne soigne plus ses membres se déshumanise, perd son lien de confiance et devient proie des passions tristes. Le soin n’est pas un supplément d’âme, c’est une infrastructure invisible de nos vies communes. Il est ce qui permet à chacun d’exister, d’être reconnu, d’avoir une place.
Dans une République du soin, les institutions deviennent des institutions soignantes. L’école n’est pas une machine à trier, mais un lieu d’émancipation. L’hôpital n’est pas un centre de coûts, mais une promesse de dignité face à la maladie. Les collectivités locales ne sont pas seulement des gestionnaires de services publics, mais des laboratoires de solidarités concrètes, de proximité, d’attention aux habitants.
La dignité comme principe politique
La dignité est le contraire du mépris. Là où le mépris réduit à l’invisibilité, la dignité reconnaît la valeur intrinsèque de chaque vie. Elle n’est pas une abstraction morale : elle se mesure aux conditions concrètes de l’existence. Avoir accès à un logement, à la santé, à l’éducation, à un travail décent, à un environnement vivable, voilà ce que signifie être traité avec dignité.
Mais la dignité ne se réduit pas à la satisfaction des besoins fondamentaux. Elle implique aussi la reconnaissance sociale : être entendu, être consulté, être considéré comme acteur et non comme objet de décisions imposées. Une démocratie digne n’humilie pas ses citoyens en les traitant comme incapables, elle les associe pleinement aux choix collectifs.
C’est ici que le soin et la dignité se rejoignent : ils constituent une politique de la reconnaissance. Axel Honneth l’a montré : une société juste est une société qui reconnaît les individus dans leur identité, leur contribution et leurs droits. Le soin est la forme la plus concrète de cette reconnaissance, et la dignité en est la traduction politique.
Sortir de la société du mépris
On objectera que le soin est une utopie douce, alors que le mépris est une réalité brutale. Mais c’est précisément parce que le mépris détruit les démocraties qu’il faut prendre au sérieux le soin comme principe de transformation. Les institutions doivent devenir des institutions soignantes : non plus des machines froides qui distribuent des prestations, mais des lieux de relation, d’écoute et de réparation.
Cela suppose un investissement massif dans les services publics, qui sont les infrastructures du soin collectif. Cela exige une réinvention du langage politique, débarrassé du cynisme et de l’arrogance. Cela appelle enfin une bataille culturelle : redonner de la valeur à l’attention, à la fragilité, à l’interdépendance, là où notre époque glorifie la force, l’indépendance et la compétition.
Car la grande faiblesse des populismes est qu’ils ne savent rien proposer au-delà du ressentiment. Ils alimentent la colère, mais ils n’offrent pas de communauté durable. Une République du soin, au contraire, propose un horizon : faire du respect et de la dignité le carburant d’une démocratie vivante.
Pour un nouvel humanisme politique
Le mépris fracture, le soin relie. Le mépris enflamme, la dignité apaise. Le mépris enferme dans l’impasse, le soin ouvre une promesse. Dans un monde traversé par les crises – sociales, écologiques, démocratiques – le choix est simple : ou bien nous continuons à nourrir le cycle du mépris et nous verrons se multiplier les passions tristes, ou bien nous décidons de fonder un nouvel humanisme politique, qui prenne au sérieux la vulnérabilité et la reconnaissance.
Il est temps de comprendre que la dignité n’est pas une option, mais la condition de survie de nos démocraties. Le soin n’est pas un luxe, mais la réponse la plus réaliste aux fractures contemporaines. Ce n’est pas une utopie naïve : c’est un impératif vital.
Car si le mépris est le carburant des populismes, le soin et la dignité doivent devenir le carburant d’une République vivante.