Il serait trop simple de croire que la France est bloquée uniquement par ses institutions. Certes, notre régime produit de l’instabilité, du blocage parlementaire, des gouvernements éphémères. Mais la vérité est plus grave : c’est la société elle-même qui est fracturée, sans diagnostic commun sur ses maux ni horizon partagé pour les dépasser.
Nous sommes entrés dans une époque où les élections ne tranchent plus les désaccords, elles les surlignent. Chaque scrutin devient une addition de colères, un affrontement de blocs irréconciliables. La République, au lieu d’être un lieu de délibération, se rétrécit en champ de bataille.
Les fractures qui nous paralysent
Elles sont bien connues mais jamais affrontées dans toute leur profondeur :
• Le travail, d’abord. Non plus seulement comme emploi et revenu, mais comme question existentielle : quel sens lui donnons-nous ? Quelle place dans nos vies ? Jusqu’où supporter la pénibilité quand la promesse de progrès a disparu ?
• Les inégalités, ensuite. Pas seulement de revenus mais de destin, de territoire, de perspectives. La France est devenue l’un des pays les plus « smicardisés » d’Europe. L’injustice fiscale fortement ressentie .
• La place de la France dans le monde : l’Europe, la mondialisation, la souveraineté. Ici se loge une fracture symbolique majeure, entre ceux qui croient encore au récit européen et ceux qui n’y voient qu’abandon et déclassement.
• Le changement climatique, ses causes et ses conséquences. Certains veulent aller vite, d’autres freinent, d’autres encore doutent ou se résignent. Faute d’un récit partagé, la peur domine.
• Le niveau de service public et de protection sociale que nous attendons. Jusqu’où sommes-nous prêts à financer la santé, l’éducation, la solidarité ? La question « combien ça coûte » s’oppose sans cesse à « combien cela rapporte à la société ».
• Les institutions et la démocratie : l’efficacité de l’État, la décentralisation, le rôle du Parlement. Le soupçon de verticalité excessive nourrit la défiance.
• L’immigration, enfin. Sujet devenu catalyseur de toutes les peurs, où l’absence de débat apaisé et de politique claire nourrit les discours de haine.
Voilà notre impasse : nous n’avons plus de socle commun de diagnostic. Or, sans diagnostic partagé, il n’y a pas de solution possible.
Pourquoi les élections ne suffisent plus
Les élections devraient être le moment où une société tranche. Elles sont devenues le moment où elle s’enlise. Car le bulletin de vote, seul, ne permet pas de résoudre des désaccords aussi profonds sur la vision du monde, sur ce que doit être une vie bonne et juste. Il faudrait du temps, du dialogue, de la confrontation sereine des arguments, de la mise en récit collective. À la place, nous avons des campagnes réduites au clash, aux slogans, à la manipulation des peurs.
Refonder la démocratie par le débat
La France a besoin d’un grand débat national, mais pas au sens technocratique ou défensif de 2019. Elle a besoin d’un débat de civilisation : patient, long, pluraliste.
• Dans les médias, d’abord, qui devraient sortir du rythme des polémiques pour organiser de vrais temps d’échanges argumentés.
• Dans des conventions citoyennes thématiques, ensuite, sur chacun des grands enjeux. Conventions reliées entre elles, qui travaillent avec des experts, des élus, des syndicats, et qui produisent des diagnostics et des propositions claires.
• Avec une traduction politique et législative obligatoire, enfin, pour que ce débat ne soit pas un énième exutoire sans suite.
Refaire Nation par la discussion
Il n’y a pas de démocratie vivante sans discussion collective sur ce que nous voulons être. La France s’est toujours refondée ainsi, dans ses moments les plus forts : 1789, 1936, 1945, 1981. Chaque fois, un horizon partagé a été construit à travers le conflit mais aussi le dialogue, à travers l’affrontement mais aussi l’écoute.
Aujourd’hui, le danger est l’inverse : un pays sans horizon, replié sur ses rancunes, livré à la peur. Or, le patriotisme républicain ne peut renaître que par la délibération collective, non par la désignation de boucs émissaires.
C’est pourquoi nous devons prendre le temps d’un grand débat national de civilisation. Car, sans ce détour nécessaire par la parole, l’écoute et l’intelligence collective, nous continuerons à nous heurter, à nous diviser, à nous perdre.
Rebâtir la République commence par se reparler. Refaire Nation commence par se comprendre.