I. Le réel qui se dérobe
Il flotte aujourd’hui dans l’air du pays une lassitude qui n’est plus seulement politique : c’est une fatigue du réel.
Les institutions chancellent, la parole publique s’évide, la vérité se dilue. L’hyper-présence du discours médiatique masque l’absence d’une parole fondée. Le flux remplace le sens. On parle beaucoup, mais plus personne ne se parle vraiment.
Freud voyait dans le malaise dans la civilisation la rançon du progrès : la tension entre le désir individuel et les contraintes du vivre-ensemble.
Notre malaise, lui, est d’un autre ordre : il naît de la fracture entre les mots et les choses. Ce n’est plus seulement le réel qui nous échappe, c’est la possibilité même de le nommer.
Dans les sociétés contemporaines, le langage n’est plus garant du vrai. Il est devenu une arme, un marché, une marchandise.
Les mots de la politique – liberté, sécurité, identité, progrès – ne signifient plus rien de stable : ils servent à désigner tout et son contraire.
Là où la parole devrait relier, elle sépare. Là où elle devrait éclairer, elle aveugle.
Hannah Arendt l’avait perçu dès les années 1960 : la destruction de la vérité factuelle précède toujours celle de la liberté.
Quand la vérité devient affaire d’opinion, quand les faits se dissolvent dans le récit, la démocratie entre en décomposition.
La condition même du débat disparaît : il n’y a plus de monde commun à partager, plus de socle de réalité sur lequel discuter.
C’est le sens profond de la crise du réel que décrit Nicolas Truong : nous ne manquons pas d’informations, mais d’un rapport vrai à la réalité.
Les mots ont cessé de coïncider avec les choses.
Les discours politiques, saturés d’artifice, ne produisent plus de lien symbolique.
Et les réseaux sociaux, loin de corriger cette fracture, l’exacerbent : ils transforment la conversation civique en duel permanent, la pensée en réflexe, la démocratie en arène.
II. L’ère du simulacre et la perte du commun
Foucault rappelait que les sociétés se définissent par le régime de vérité qui les structure. Le nôtre est un régime de confusion.
Nous vivons dans une ère du simulacre, où les mots ne réfèrent plus à la réalité, mais à d’autres mots, d’autres images, d’autres simulacres.
Le discours politique n’est plus un acte de vérité, mais un acte de communication.
Le réel n’est plus une matière à comprendre, mais un décor à gérer.
Cette déconnexion entre le langage et le monde nourrit le désenchantement et la défiance.
Quand tout devient discours, plus rien n’est crédible.
Les citoyens se replient sur le vécu immédiat, les affects remplacent la raison, la colère supplante la conviction.
Le populisme prospère sur cette désorientation : il propose un récit total, simple, sans nuance – donc rassurant.
Trump, Bolsonaro, Orbán, Le Pen : tous ont compris que la première conquête du pouvoir passe par la conquête du langage.
En faussant les mots, on fausse le monde.
En manipulant les symboles, on colonise les esprits.
C’est le mensonge comme méthode de gouvernement, et l’émotion comme instrument de domination.
La démocratie, à l’inverse, repose sur une éthique du réel.
Elle suppose la possibilité de nommer les choses, de reconnaître la complexité, de construire ensemble une représentation partagée du monde.
Elle exige une langue commune, c’est-à-dire un espace symbolique où les mots puissent encore faire lien.
Habermas parlait d’agir communicationnel : la politique comme délibération rationnelle orientée vers la vérité.
Nous en sommes loin.
L’espace public est devenu un marché des affects, une compétition des récits, un bruit sans direction.
Le débat démocratique ne se nourrit plus de la recherche du vrai, mais de la mise en scène du conflit.
III. Le soin comme reconstruction du réel
Et pourtant, malgré cette dérive, le réel résiste.
Il résiste dans les gestes concrets, dans les lieux où la parole reste incarnée, dans les espaces de soin, d’éducation, de solidarité.
Il résiste là où l’on agit vraiment, là où les actes ont encore une signification.
Dans les communes, dans les associations, dans les hôpitaux, dans les écoles, le monde tient par la main des femmes et des hommes qui continuent à croire que la démocratie, ce n’est pas un débat d’opinions mais une pratique du lien.
À Saint-Médard-en-Jalles, comme dans tant d’autres villes, j’ai vu cette vérité à l’œuvre.
J’ai vu des habitants traverser les crises sans renoncer à la fraternité.
J’ai vu des services publics tenir malgré tout, par fidélité à l’idée que servir, c’est encore croire en la République.
J’ai vu que la proximité n’est pas un repli, mais une résistance.
Prendre soin, c’est remettre le monde debout.
C’est redonner aux institutions leur fonction première : faire tenir ensemble des êtres humains différents.
C’est restaurer la confiance dans la parole, dans les actes, dans la durée.
C’est reconstruire le réel à partir du bas – par l’action, par la cohérence, par la constance.
Le soin n’est pas une métaphore.
C’est une méthode politique, une philosophie de l’action.
Cynthia Fleury le rappelle : « soigner, c’est rendre possible le monde commun ».
Autrement dit, c’est réparer la relation, celle qui relie le citoyen à la société, le discours à la vérité, l’homme à la nature.
IV. La gauche du réel
La gauche ne renaîtra que si elle redevient cette force du réel.
Trop souvent, elle a cru pouvoir répondre au cynisme du monde par la pure indignation.
Mais l’indignation ne suffit plus : elle épuise sans reconstruire.
Ce dont nous avons besoin, c’est d’une gauche du concret, de la cohérence et du soin.
Une gauche qui dise la vérité du monde tel qu’il est : fracturé, fatigué, menacé.
Mais qui dise aussi la vérité de ce que nous pouvons encore faire : réparer, relier, reconstruire.
Le socialisme de demain ne sera pas un programme : il sera une forme d’attention.
Cela suppose de remettre la justice sociale et écologique au centre de tout, mais aussi la vérité, la lenteur, la présence.
De refonder nos institutions autour de l’éducation, de la culture, de la santé, de la participation.
De défendre la science, non comme autorité, mais comme méthode partagée de recherche du vrai.
De replacer la politique dans la durée des actes, plutôt que dans l’instant du commentaire.
Il ne s’agit pas de rêver un monde parfait, mais de réhabiter le réel.
De lui redonner une épaisseur, une cohérence, un sens commun.
V. Rebâtir la démocratie : le courage du réel
Rebâtir la démocratie sur le réel des actes et des liens, c’est refuser le confort du désenchantement.
C’est redonner du prix à la parole donnée, à l’engagement, à la vérité vérifiable.
C’est rendre de nouveau possible la confiance.
Freud voyait dans le malaise la rançon du progrès ; nous voyons dans le nôtre la rançon de la démesure.
Nous avons cru que la vitesse était la modernité, que la communication était la politique, que le marché était la mesure du monde.
Il est temps de réapprendre la lenteur, la cohérence et la fidélité au réel.
Le courage du réel, c’est celui des gens ordinaires : des soignants, des enseignants, des maires, des citoyens qui tiennent bon malgré tout.
Ce sont eux les gardiens silencieux de la République.
Ils ne cherchent pas la lumière, ils maintiennent la clarté.
Alors, à ceux qui pensent que tout s’effondre, je réponds :
Non, tout ne s’effondre pas.
Il reste les liens. Il reste la vérité. Il reste le réel.
Et c’est sur ce réel, humble et tenace, que nous rebâtirons la démocratie.
— Stéphane Delpeyrat, Maire de Saint-Médard-en-Jalles, Vice-président de Bordeaux Métropole —