Il est un grondement qui traverse nos sociétés, et que ni les murs des maisons ni les distances ne peuvent étouffer : le vacarme continu des réseaux sociaux. Une rumeur planétaire, ininterrompue, où chacun parle à tous et où la parole, affranchie des anciens garde-fous, se répand comme une eau de crue. Nous avons cru, un instant, que ces places publiques numériques élargiraient notre démocratie. Elles l’ont fait, au début. Puis elles ont remplacé la conversation par l’invective, l’argument par l’anathème, l’échange par le procès.
La violence verbale y est devenue une atmosphère. Elle ne se remarque plus, comme l’air que l’on respire, mais elle altère tout. Elle déforme nos visages, empoisonne notre regard sur l’autre. Elle n’est plus transgression mais norme, et elle s’insinue dans le discours politique comme un virus dans le sang. Ce que l’on croyait réservé aux marges extrêmes est désormais prononcé dans les meetings, crié dans les rues, relayé dans les salons ministériels ou les studios de télévision.
Aux États-Unis, un président, Donald Trump, a fait de l’insulte un instrument de pouvoir et du mensonge une stratégie. En Russie, Vladimir Poutine entretient un système où toute parole libre est étouffée et où la propagande et les fausses nouvelles se diffusent avec la rapidité et la force des tempêtes virales dans le but avoué de détruire nos démocraties . Au Brésil, Jair Bolsonaro a nourri un climat où les mensonges en ligne ont préparé l’assaut contre la démocratie. Partout, des suprémacistes blancs aux milices antisémites, des groupuscules racistes aux fanatiques identitaires, la haine politique déferle. Elle ne se contente plus de salir le débat : elle brise les liens qui tiennent une société ensemble, elle déchire les nations de l’intérieur.
Combien de temps avant que cette violence des mots ne se change en violence des gestes ?
L’histoire nous le rappelle : avant les coups de feu, il y a les mots qui tuent symboliquement ; avant les pogroms, il y a les caricatures qui rabaissent ; avant les dictatures, il y a les slogans qui déshumanisent. Les totalitarismes du XXᵉ siècle ont commencé par rendre l’adversaire risible ou monstrueux. Aujourd’hui, les réseaux sociaux compressent ce processus : ce qui jadis prenait des années se prépare en quelques mois.
Nous voyons déjà les fractures s’élargir : le débat public se dissout dans le vacarme, la politique devient une arène où l’on ne parle plus pour convaincre mais pour vaincre. Et lorsque les sociétés cessent de parler, elles apprennent vite à frapper.
Réguler les plateformes, imposer la transparence des algorithmes, sanctionner les campagnes coordonnées de haine : tout cela est indispensable. Mais ce ne sera rien sans un effort plus profond — réapprendre la discipline démocratique, cette ascèse qui consiste à ne pas céder à la tentation de l’humiliation, à préférer la lenteur du dialogue à la jouissance instantanée de la mise à mort symbolique.
La démocratie n’est pas un acquis ; elle est un choix quotidien, fragile, exigeant. Si nous cessons de la protéger dans nos mots, il ne faudra pas s’étonner qu’elle disparaisse dans nos actes. Et ce jour-là, nous comprendrons trop tard que le passage du verbe au coup n’est pas une rupture, mais un glissement que nous ne pourrons maîtriser.