1. Une France prisonnière d’un faux débat
Depuis des années, le débat économique français est enfermé dans une impasse idéologique : l’obsession du déficit public. Chaque gouvernement se succède avec la même ritournelle : réduire la dépense, serrer les boulons, promettre des réformes « courageuses » qui se traduisent toujours par des coupes dans les services publics. Pourtant, les données racontent une autre histoire : notre problème n’est pas que nous dépensions trop, mais que nous ne produisons pas assez et que nous répartissons mal ce que nous avons.
Les chiffres de la Banque de France sont saisissants : 29 % des comptes bancaires français contiennent moins de 150 euros. La moitié des Français vit avec moins de 1 500 euros sur son compte. Cette fragilité sociale n’est pas le produit d’un excès de générosité publique mais bien d’une économie qui n’offre pas assez de sécurité, de salaires décents et de perspectives.
Dans le même temps, la richesse se concentre à des niveaux historiques : les 500 Français les plus riches détiennent 1 128 milliards d’euros, soit une multiplication par 14 depuis 1996. Nous avons donc un pays à la fois pauvre et riche : pauvre par la condition de la majorité, riche par le sommet qui accapare.
2. Le déficit, symptôme d’une économie dévitalisée
Le déficit public français (5,5 % du PIB en 2024) est souvent brandi comme la preuve d’une prétendue « gabegie ». Or l’examen des causes montre tout autre chose :
• 2,1 points de déficit proviennent de la dégradation du solde structurel primaire, due aux baisses massives d’impôts (ISF, CICE, flat tax, suppression de la taxe d’habitation).
• Les aides publiques aux entreprises ont explosé : +300 % depuis 2005, trois fois plus vite que le PIB et que les aides sociales.
• Ces aides sont rarement conditionnées : elles financent aussi des rachats d’actions ou des délocalisations, sans garantie d’emploi ni d’investissement productif.
Parallèlement, l’investissement public productif – infrastructures, recherche, éducation – a stagné ou reculé. Résultat : une économie sans souffle, incapable d’affronter la transition écologique, la révolution technologique et la compétition mondiale.
3. L’obsession comptable contre l’intérêt national
Cette obsession comptable nous empêche de voir l’essentiel : sans investissement massif, nous resterons prisonniers d’une spirale de stagnation et de déclassement. Trois éléments illustrent ce décrochage :
• Éducation : la France dépense 9 649 $ par élève du primaire, contre 18 000 $ en Norvège et 13 800 $ en Italie ou au Royaume-Uni. Cet écart explique nos résultats scolaires en baisse et notre incapacité à former assez d’ingénieurs, de techniciens et de chercheurs pour l’économie de demain.
• Travail : contrairement aux clichés, les Français travaillent autant que la moyenne européenne (34,8 h/semaine), loin de l’image d’un pays « fainéant ». Le problème n’est pas la quantité mais la qualité et la rémunération du travail, ainsi que l’absence d’emplois productifs bien payés.
• Productivité et industrie : la désindustrialisation a réduit notre capacité à exporter et fragilisé notre balance commerciale. Là encore, faute d’une stratégie industrielle et de formation cohérente, la France a privilégié les baisses de charges aux investissements d’avenir.
4. Une autre boussole économique
Sortir de cette impasse suppose un changement de paradigme : remplacer la logique de rabot par une logique de reconstruction. Trois piliers doivent structurer une nouvelle politique économique :
a) Investir massivement dans l’avenir
• Éducation et enseignement supérieur : passer d’un financement minimaliste à une ambition de leader européen ; revaloriser les enseignants ; doubler le nombre de places en filières technologiques et scientifiques ; viser 3 % du PIB en recherche et développement (contre 2,2 % aujourd’hui).
• Transition écologique : plan de rénovation énergétique des logements, relance du ferroviaire et des transports propres, souveraineté sur les métaux critiques et les filières industrielles vertes.
• Santé et infrastructures sociales : hôpitaux modernisés, maisons de santé, services publics du soin comme levier de cohésion et d’emploi.
b) Réformer la fiscalité dans un sens de justice et d’efficacité
• Conditionner toutes les aides aux entreprises à l’investissement et à l’emploi.
• Taxer les superprofits et les patrimoines exceptionnels pour financer les biens communs.
• Rééquilibrer la fiscalité entre capital et travail ; simplifier mais sans exonérer les plus riches.
c) Une stratégie de souveraineté et de relocalisation
• Relocaliser les productions stratégiques : énergie, alimentation, médicaments, technologies clés.
• Développer un patriotisme économique ouvert : soutenir nos PME et ETI à l’international, protéger nos filières contre le dumping fiscal et social.
5. Retrouver une ambition nationale et européenne
Il est temps de passer du réflexe de survie à un projet de puissance. L’Europe doit cesser d’être un marché dérégulé et devenir un acteur stratégique capable d’investir collectivement dans l’énergie, la défense, la santé et l’innovation. La France, en y portant cette ambition, peut redevenir le moteur d’une social-démocratie de combat, articulant justice sociale et souveraineté écologique.
Conclusion : une politique de la décence commune
Comme l’écrivait George Orwell, la civilisation tient à une « décence commune ». La nôtre se dérobe quand des millions de Français survivent avec moins de 500 euros en banque tandis que des fortunes records échappent à l’impôt. Seule une politique économique ambitieuse, investissant dans l’humain et le vivant, permettra de sortir de cette fracture : non pas pour faire la charité, mais pour rebâtir la France sur une base juste, productive et durable