I. Un pressentiment devenu certitude
En 2005, la France se déchirait autour du traité constitutionnel européen. Le débat était vif, passionné, parfois brutal. Mais, derrière les slogans et les anathèmes, il y avait un pressentiment. Une majorité de Français de gauche, en particulier, sentaient déjà ce que l’histoire confirme aujourd’hui : une Europe réduite à un marché, obsédée par le libre-échange et l’orthodoxie budgétaire, serait incapable de protéger ses citoyens face aux crises, d’affirmer une souveraineté industrielle et diplomatique, et de résister au retour des rapports de force bruts.
Vingt ans ont passé. Ce qui n’était alors qu’une crainte est devenu une certitude.
Le dernier épisode en date – l’accord commercial conclu entre l’Union européenne et Donald Trump – en est le symbole le plus éclatant. Un traité signé dans la précipitation, sous menace de sanctions, qui sacrifie des secteurs entiers de l’économie européenne pour complaire à l’industrie automobile allemande et calmer les foudres d’un président américain obsédé par le rapport de force. Des droits de douane humiliants acceptés sans contrepartie. Des engagements énergétiques colossaux qui lient l’Europe aux hydrocarbures américains pour une décennie et annulent d’un trait de plume les engagements pour le climat. Rien que ça ! Une reddition plus qu’une négociation.
Ce n’est pas seulement une erreur technique. C’est un basculement politique et moral. Car cette capitulation révèle une vérité que nous refusons de regarder en face : l’Europe n’existe plus comme puissance. Elle n’est ni une force militaire, ni une force diplomatique, ni même une force industrielle. Elle n’est plus qu’un grand marché livré aux vents de la mondialisation, sans volonté propre ni vision commune.
II. Vingt ans d’échecs accumulés
Cette impuissance n’est pas née hier. Elle est le fruit de deux décennies de renoncements.
Depuis le traité de Lisbonne, chaque crise a confirmé la fragilité structurelle de l’Union. La crise financière de 2008 a montré l’absence d’instruments budgétaires communs. La crise migratoire de 2015 a révélé notre incapacité à bâtir une solidarité réelle. La pandémie de 2020 a exposé notre dépendance industrielle et pharmaceutique. La guerre en Ukraine a souligné le vide de notre défense et la lenteur de notre réponse stratégique.
À chaque fois, les mêmes recettes ont été répétées : communication grandiloquente, demi-mesures techniques, compromis minimal. Pendant ce temps, les fractures s’approfondissaient : Nord contre Sud, Est contre Ouest, urbains contre ruraux.
Et surtout, l’Europe s’est enfermée dans une logique qui l’étouffe : celle d’un marché unique conçu comme une fin en soi. L’obsession de la concurrence libre et non faussée, la méfiance envers toute politique industrielle coordonnée, le refus d’un budget commun ambitieux, ont condamné l’Union à subir la mondialisation au lieu de la maîtriser.
III. Un monde changé : le retour des empires
Or le monde dans lequel nous vivons n’a plus rien à voir avec celui des années 1990.
Le multilatéralisme qui fondait l’optimisme des traités de Maastricht et de Lisbonne est mort. L’OMC ne pèse plus rien. L’ONU est paralysée. Les règles internationales s’effritent sous les coups des puissances révisionnistes.
Face à cette dislocation, les empires sont revenus. Les États-Unis assument leur primauté et leurs intérêts exclusifs, sous Trump comme sous Biden. La Chine construit sa route de la soie et impose ses normes. La Russie mène une guerre impériale en Ukraine. L’Inde et la Turquie avancent leurs pions, chacune à sa manière.
Et l’Europe ? L’Europe reste spectatrice. Elle continue d’écrire des communiqués alors que le monde parle le langage du rapport de force. Elle se croit post-historique quand l’histoire est de retour.
IV. L’accord avec Trump : une humiliation fondatrice
Dans ce contexte, le dernier accord commercial n’est pas un simple épisode : c’est un révélateur.
Les termes mêmes de l’accord suffisent à mesurer l’ampleur de la défaite. Les États-Unis imposent des tarifs douaniers punitifs sur la majorité des exportations européennes, forçant l’UE à accepter un rééquilibrage commercial défavorable. En échange, l’Europe obtient des promesses floues de non-aggravation future – autant dire rien.
Les sacrifices consentis sont considérables : un engagement massif à importer du gaz et du pétrole américains, verrouillant notre dépendance énergétique pour des années ; la mise en sourdine de toute politique de taxation numérique des géants américains ; des concessions sur la régulation environnementale pour protéger l’industrie automobile allemande.
Et surtout, la méthode : chantage public, divisions entre États membres, absence totale de stratégie commune. L’Europe est apparue non seulement faible, mais désunie.
V. Un boulevard pour l’extrême droite
Cette humiliation nourrit le ressentiment. Les classes populaires et moyennes, déjà frappées par la désindustrialisation et la précarisation, voient dans l’Union une machine technocratique incapable de les protéger. L’extrême droite s’engouffre dans cette brèche : elle promet la souveraineté nationale contre la faiblesse bruxelloise, l’autorité contre la paralysie.
Partout, la même mécanique est à l’œuvre : plus l’Europe échoue, plus elle alimente ceux qui veulent la détruire. Et plus elle s’accroche à des demi-mesures, plus elle prépare son propre effondrement.
VI. Von der Leyen : le symbole d’une Europe épuisée
Ursula von der Leyen n’est pas seule responsable de cette faillite, mais elle en est devenue le visage.
Son mandat est marqué par les renoncements : opacité du « Pfizergate » lors des contrats vaccinaux, absence de politique industrielle digne de ce nom, soumission aux lobbies, incapacité à porter une voix forte sur la guerre en Ukraine ou sur Gaza, divisions permanentes avec le Conseil européen.
Au lieu d’incarner une vision, elle a administré une crise permanente. Au lieu d’un sursaut, elle a offert un compromis. Aujourd’hui, elle n’a plus la légitimité pour conduire l’Union vers l’avenir. Sa démission est devenue une nécessité politique et symbolique.
VII. Refonder ou disparaître
Mais se contenter de remplacer un visage ne suffira pas. C’est l’Union elle-même qu’il faut refonder.
Refonder, cela veut dire rompre avec le dogme d’une Europe réduite à un marché. Cela veut dire assumer que l’Europe doit devenir une puissance politique :
• une puissance industrielle capable de produire ses technologies, ses batteries, ses semi-conducteurs, son armement ;
• une puissance écologique qui investit massivement dans la transition, sans la déléguer à la Chine ou aux États-Unis ;
• une puissance diplomatique et militaire, dotée d’une capacité autonome de défense et d’une politique étrangère cohérente ;
• une puissance sociale, qui protège ses travailleurs, harmonise par le haut ses droits sociaux et impose une fiscalité commune aux multinationales.
Cette refondation exige du courage. Elle exige de briser les tabous budgétaires et institutionnels. Elle exige de dire que l’Europe ne survivra pas sans un saut démocratique et politique, quitte à construire une avant-garde de pays prêts à avancer plus vite.
VIII. Vivre debout
Le temps n’est plus aux incantations. L’Union européenne se trouve devant une alternative simple : se réinventer ou disparaître.
Si elle persiste dans la voie actuelle – celle des compromis mous, des renoncements successifs, des illusions multilatérales –, elle s’éteindra. Non pas sous les coups de ses ennemis extérieurs, mais par l’indifférence croissante de ses propres peuples. L’Europe mourra non pas d’une guerre, mais d’un ennui, d’un découragement, d’un ressentiment.
Il reste une chance. Mais elle passe par un acte fort : le départ d’Ursula von der Leyen, et l’ouverture d’un chantier de refondation totale. Pas une réforme cosmétique, pas une conférence citoyenne de plus, mais une révolution politique : une Europe qui ose le pouvoir, qui ose la justice, qui ose la souveraineté.
La gauche européenne, si elle veut retrouver son âme, doit porter ce combat. Dire que l’Europe n’est pas condamnée à choisir entre impuissance et repli, entre marché et nationalisme. Dire qu’elle peut devenir, enfin, une communauté politique vivante.
L’histoire ne nous attendra pas. Soit l’Europe choisit de vivre debout, soit elle s’effacera en silence , au mieux , ou plus certainement dans le chaos .