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Billet de blog 16 mars 2008

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Mort du cancre

Stéphane Guitline, professeur de Lettres à Montfermeil (93370) Il y aurait sans doute mieux à faire, pour saluer l'arrivée de Mediapart, que d'annoncer une disparition, mais je me dois de rapporter une triste réalité: en banlieue, et plus précisément ici, à Montfermeil, les cancres sont une espèce en voie d'extinction. Le constat peut prêter à sourire, mais il est plus inquiétant qu'il n'y paraît : il est un indice de l'état du système.

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Stéphane Guitline, professeur de Lettres à Montfermeil (93370)

Il y aurait sans doute mieux à faire, pour saluer l'arrivée de Mediapart, que d'annoncer une disparition, mais je me dois de rapporter une triste réalité: en banlieue, et plus précisément ici, à Montfermeil, les cancres sont une espèce en voie d'extinction. Le constat peut prêter à sourire, mais il est plus inquiétant qu'il n'y paraît : il est un indice de l'état du système. Qu'on ne croie pas pour autant que les élèves en difficulté aient disparu, que les "nuls" aient été rayés de la carte scolaire, ni que la paresse soit en danger. Simplement, le cancre se fait rare, menacé par son avatar moderne, le décrocheur. Il faut envisager que le cancre rejoigne bientôt dans leur inactualité les photos de Doisneau, le poème de Prévert et les Quatre Cents Coups de Truffaut. Et il y a beaucoup à craindre de la disparition de ce franc-tireur et partisan du moindre effort.

Alors que le cancre tentait d'échapper au carcan du système, à coup d'excuses longuement mitonnées dans le loisir des journées de paresse, "d'anti-sèches" savamment élaborées, de stratégies d'évitement complexes, le décrocheur n'oppose que passivité et indifférence. L'un jouait son rôle dans le système, l'autre refuse de jouer le jeu. Il ne vient en classe que pour échapper aux sanctions qui menacent les absentéistes, mais ne sait pas ce qu'il vient y faire; il ne triche pas, est le plus souvent prêt à reconnaître ses fautes, à condition de ne pas avoir à les corriger; il ne fait rien, et le flot de la parole pédagogue se brise sur sa surdité volontaire. Il est ailleurs, mais où? Il demeure insensible aux enjeux de la scolarité, y compris à ceux de l'orientation, et renvoie parents et enseignants à d'angoissants questionnements. Que faire face à ce kamikaze qui ne défend aucune cause?

Le cancre est, ou était, une manière de preuve par l'absurde de la validité du système, il y remplissait une sorte d'office folklorique et symbolique significatif. Le décrocheur ne s'y intègre pas, il le refuse, le réfute en totalité. Alors que l'un marche "de côté", "de travers" dans le système (comme l'indique l'étymologie de cancre, le cancer latin, ce crabe qui ne progresse qu'à l'oblique), l'autre marche à côté, à l'écart de celui-ci. Inaccessible aux menaces et aux objurgations, indifférent au "Pense à ton avenir!" conjuratoire, il suscite chez les adultes qui se penchent sur son cas un terrible sentiment d' impuissance.

Il n'est pas loin, le moment où tous regretteront le bon vieux temps du cancre.

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