Les négociations qu'ont engagées le Parti socialiste, Les écologistes et le Parti communiste avec le gouvernement pour essayer d'aboutir à un accord de non-censure font émerger une nouvelle façon de la faire de la politique qui est en fait très ancienne. Et pour une fois, c'est une bonne nouvelle.
En 1906, la CGT adopte une motion qui sera retenue par l'histoire sous le nom de Charte d'Amiens. Une lecture pauvre comme celle qu'en font Force ouvrière, beaucoup de syndicats autonomes et certains de Solidaires aboutit à l'idée que les syndicats ne devraient pas faire de politique.
Les deux tâches du syndicat… et du parti
Une autre lecture – celle de la CGT, de la plupart des syndicats de Solidaires, des CNT anarchistes – est bien plus riche en pouvoir d’agir politique : le texte avance l’idée que le syndicat a une « double tâche ». La première est de faire avancer les revendications matérielles et concrètes des travailleurs, de gagner tout ce qui peut être gagné en droits à la retraite ou formation, salaires, droits, gommes, crayons…
La seconde tâche du syndicat est la transformation sociale : le syndicat est l’outil principal de la révolution, par le biais de la grève générale expropriatrice. Le texte se moque des « sectes » socialistes qui ont cette prétention, à une époque où il n'y a pas un seul parti socialiste, mais toute une ribambelle qui se dispute le leadership, avant que Jaurès les unifie. Cela effectué, les partis socialistes puis communistes vont prendre le leadership à gauche sur la « seconde tâche », la transformation sociale, cantonnant les syndicats dans la première, dérivant jusqu’au syndicalisme « de service » de la CFDT de Notat.
Les partis, premiers de tâche
La situation marque un renversement intéressant : des partis politiques interviennent dans le débat public à la façon de syndicats attachés à la première tâche. Les socialistes négocient en disant qu’ils vont « chercher tout ce qui est possible comme gain pour les classes populaires » ou « arracher des concessions », comme le dit Olivier Faure en « une » de Libération aujourd’hui, avançant que « le compte n’y est pas » dans un registre que ne renieraient pas André Bergeron ou Henri Krasucki s’ils étaient encore de ce monde.
Exactement comme la « première tâche » de la Charte d'Amiens. La situation actuelle ressemble ainsi à une grande négociation, dans l'une des modalités habituelles des discussions entre patronat et syndicat. Il faut trouver assez d'organisations syndicales pour signer un accord majoritaire ou tout le moins que celles qui ne signent pas ne posent pas un veto majoritaire à cet accord. Déplacé en politique, cela donne : le gouvernement doit trouver une majorité positive pour faire voter son budget ou tout le moins s'assurer que ceux qui ne le votent pas, ne voteront pas une censure majoritaire.
La censure est à la fois l'équivalent de l'opposition majoritaire à un accord négocié et l'équivalent de la grève générale qui aboutit à la mise à l'arrêt de l'entreprise gouvernementale et,dans ce cas-là, à un gouvernement qui ne peut plus produire de politique publique.
Que devient la seconde tâche ?
Une première question importante est de savoir si on a en face de soi une partie prenante qui veut réellement négocier.ouvent, le patronat n'est là que parce que la négociation est obligatoire (une fois par an, par exemple sur les salaires), et on peut se demander si la volonté affichée par le ministre de l'Économie est partagée par le 1ᵉʳ ministre. Une autre est : que devient la seconde tâche, celle de la transformation radicale de la société ? Ce problème se pose aussi pour les syndicats avec la difficulté à faire émerger une grève générale – aucune réelle depuis 1968 – et a fortiori une grève générale expropriatrice. On en est loin…. Mais c'est la même chose en termes de difficulté pour les partis qui négocient dans une logique « première tâche ».
Que devient la « deuxième tâche » dans ce cas de figure ? C’est la critique juste de la France insoumise. Mais on pourrait retourner la question au fan club de Mélenchon. Elle se concentre uniquement sur la « deuxième tâche » en pariant sur un hypothétique état pré-insurrectionnel du pays, le déclenchement d’une révolution si le gouvernement était renversé de manière récurrente. Comme si, qui que ce soit, avait jamais prévu les révolutions ou grands mouvements sociaux – en 1789, 1848, 1936, mai 1968… – avant qu’ils se déclenchent…
Sans aller jusque-là à la révolution, on peut imaginer le calcul de Jean-Luc Mélenchon. Version 1 : plusieurs censures aboutissent à une démission du président, une élection de Jean-Luc Mélenchon, ça nous amène à dans 6 mois, il peut y avoir une nouvelle assemblée dont la gauche gagne la majorité. Version 2 : élection de Mélenchon qui convoque hors de tout cadre constitutionnel, car nous serions dans un état pré-insurrectionnel, une assemblée constituante qui nous envoie dans un processus révolutionnaire.
Pourquoi pas ? En politique, tout est possible, surtout le plus improbable. Mais il reste le plus improbable, et avec des « si », on mettrait Paris en bouteille et Trump en prison…
Dos à dos ?
On pourrait donc renvoyer dos à dos le PS, Les Écologistes et le PCF qui se concentrent sur la première tâche qui oublieraient la deuxième tâche et la FI qui ne prendrait pas en compte la première en se concentrant sur la deuxième. D'abord, c'est un partage qui n'est pas tout à fait juste. Être sérieux sur la première tâche n'empêche pas d'œuvrer pour la seconde. Si je prends l'exemple de ma famille politique, les écologistes, négocier des avancées avec le gouvernement, par exemple sur la transformation écologique pour limiter la catastrophe climatique, est aussi de la seconde tâche, car justement, cela permet de transformer écologiquement la société. Gagner sur l'A69 ou la LGV dans le Sud-Ouest signifie tansformer vers moins de « plus vite, plus loin » et davantage de relocalisation du monde. Développer des alternatives concrètes localement – du bio, de l'économie sociale et solidaire, des coopératives alimentaires… – construit déjà la société de demain. Inversement, La France insoumise ne fait pas qu'appeler à la révolution citoyenne. À l'Assemblée nationale, ses députés proposent des amendements à chaque projet de loi qui seraient des petites victoires. Leïla Chaïbi a fait avancer concrètement au Parlement européen le statut des entreprises de plateforme type VTC ou livreurs. Autant d'actions du type "première tâche".
Ou côte à côte ?
Ensuite, en admettant que certains soient sur la première tâche et d'autres sur la seconde, peut montrer une divergence. À moins qu’on regarde les choses différemment. Se dire que le Nouveau Front populaire revient à ce qui a fait son succès dans les urnes : sa capacité à transformer son caractère hétéroclite en complémentarité entre forces différentes. Par exemple, aux législatives, les uns présentant des personnes sages aux électeurs sages et des trublions aux fâchés.
N’est-ce pas le deal que proposait la France insoumise aux écologistes ? Vous êtes bons aux européennes, on vous les laisse ; nous sommes bons à la présidentielle, on y va. Ce que j'ai appelé ici et là une stratégie de catalyse. Dans ce cas, au lieu de voir des partis qui tireraient le NFP à hue et à dia (à gauche et à droite), voir le NFP comme un énorme syndicat, avec la capacité d'un côté de négocier et d'obtenir des gains et de l'autre de préparer aussi la révolution. Mais pour que cette catalyse fonctionne, encore faut-il que les uns et les autres arrêtent de s'insulter pour ne pas faire péter le syndicat. Et plutôt que surjouer, la cacophonie se considère comme un orchestre : chaque instrument a une partition différente, mais on joue bien le même morceau et on cherche à le faire en harmonie et dans le même tempo.
Une première tâche pas secondaire
D'autant qu'il y a un véritable enjeu à obtenir que l’accord de non-censure soit passé avec la gauche et non avec le RN. En enlevant le pouvoir de censure à Marine Le Pen – par son vote pour la motion de censure de la FI – disparaît aussi l’intérêt pour le premier ministre d’accorder à Bruno Retailleau et à Darmanin de proposer des lois racistes, anti-immigrés, et anti-musulmans, retour d'ascenseur à la non-censure par le RN. Ce n’est pas rien, vu les lois scélérates qu’ils ont dans leur besace, de la suppression de l’AME à l’interdiction du voile dans l’espace public.
L’autre intérêt est qu’obtenir pour la gauche des avancées concrètes signifie enlever au Rassemblement national ce qu'il avait réussi à construire : donner l'impresion que c'est lui qui gagne des choses pour les milieux populaires. Enfin, il ne faut pas sous-estimer la force qu’aurait dans l'opinion une suspension de la réforme des retraites. Les quelques échos que j'ai eus en interne de Solidaire sur ce sujet sont étonnants, y compris de cadres syndicales, des milieux populaires, habituellement sur des positions assez radicales.
Mais n’est-ce pas normal ? Si la gauche a désespéré Billancourt, n’est-ce pas justement parce qu'elle n'a plus changé la vie quotidienne des gens ? Si la gauche obtient les concessions qu’elle est allée chercher, aussi bien dans le domaine social que pour la traition écologique (qui ne peut attendre), elle montrerait son utilité pour des millions de personnes, outre qu’elle empêcherait des lois dégueulasses pour des millions d'autres.
Tocqueville ou Laguiller ?
Nous avons eu si peu de victoires depuis longtemps que des petits gains, pas à pas, c'est aussi ce qui redonne confiance, ce qui permet que l’énergie militante ne soit pas investie comme depuis 40 ans uniquement dans du défensif, puisse se retourner dans de l’offensif… davantage de gains et… dans la deuxième tâche, construire la transformation sociale.
On ne peut pas prévoir les révolutions, mais Mélenchon a assez de culture pour savoir que Tocqueville fut plus éclairé qu’Arlette Laguiller. Dans le raisonnement de la seconde, plus les travailleurs sont malheureux, plus ils ont de raisons de se révolter. Ce qui n’advient jamais. Comme le montre Tocqueville dans L’ancien régime et la révolution, la révolution française advient après des périodes difficiles, mais juste après une petite période d’embellie qui fait dire aux gens : nous relevons la tête, retrouvons du souffle, vivre mieux est possible.
La première tâche est l’aiguillon de la seconde quand la seconde est le souffle utopique de la première. Alors, tous ensemble, tous ensemble, ouais, ouais…