Comment s’orienter dans un psychisme qui part dans tous les sens sans retenues ni limites, dans une société qui exclue cette configuration en l’assignant à la pathologie ? On se débrouille, on bricole, on sillonne en punk les institutions aussi bien que les chemins de traverses.
Quand ce psychisme se reconfigure sans cesse, sur les crêtes de montagnes russes entre frénésies maniaques et inerties dépressives, vitesses et mouvements paradoxaux de cette psyché cohabitent, pour développer un corps sans identité ni personnalité, un corps kaléidoscopique où la propriété d’une pensée qui dirait « je » est le moindre des soucis. Plein feux. Tous est conscience et collectif. Tant de bruits, de voix intrapsychiques qui résonnent pour tenter d’élaborer ce que l’on nomme une pensée. Toute pensée devient un délire collectif. Off. Plus aucune représentation. Le corps s’oublie. L’âme s’épuise. Si le suicide n’a pas résolu la question de la souffrance, on invente à partir de ses restes. Comme une compagnie de théâtre improvisé où s’animent des corps désaccordés.
La psychose maniaco-dépressive est une compagne coriace. Avec ses bad trip comme avec ses euphories. Ce n’est pas seulement un phénomène neurochimique réduit à sa biologie qu’il faudrait rectifier, mais un autre mode opératoire avec le monde et sa manière de le penser et de l’imaginer. Il s’agit alors d’en prendre soin ; autant réguler les facteurs psycho-sociologiques toxiques que les symptômes morbides les plus impressionnants. Aussi, le corps s’alimentent de drogues légales et illégales. L’une et l’autre ayant leurs avantages et leurs inconvénients. C’est une clinique chimique très précise qui ne promet pourtant aucun renversement, si ce n’est, à bien y faire attention, celui des valeurs. Pour un tel corps, ce qui produit une existence, de la naissance à la disparition, est en permanence surexposé entre ses deux pôles qui rejouent sans cesse une dramaturgie interpolée et incontrôlable d’un excès de vie et d’un excès de mort, inextricablement liés dans une absence d’origine qui se travestit en angoisse ; ce que l’on nomme mélancolie depuis l’antiquité. C’est la fin de la surexposition à ce drama de la vie qui prend corps dans la pensée du suicide comme unique possibilité d’agir et non comme tabou. Agir contre la souffrance chronique.
La pensée du suicide peut être ainsi considéré comme la tentative ultime vers une autodétermination en tant que sujet de la souffrance. Le sujet psychotique est, de toute évidence, un sujet mort-né pour la société. C’est vers cette détermination existentielle que les politiques et idéologies médicales hégémoniques actuelles se tournent. Assigner le corps à résidence continue d’une contention chimique qui rend le sujet disponible à la production du capital. La santé mentale et sa cohorte de sorciers et sorcières agitent le mythe de la transparence biologique du fonctionnement du cerveau comme siège d’une matérialité disponible et correctrice du sujet conforme aux valeurs la société valide. Comme si la société, elle, n’avait rien à corriger pour rendre plus accessible, plus désirables ces corps disloqués.
Il suffit de regarder la place très récente que l’on accorde à la parole des personnes dites psychotiques, celle de témoins, mais uniquement celle de témoins médiatiques, comme si elles n’étaient pas en mesure de construire une pensée légitime, entendable en dehors de la seule description d’une existence phagocytée par des lignes éditoriales inadaptées. Parce que le sujet psychotique construit par la psychiatrie se trouve exclu du cadre du logos cher à la pensée occidentale et patriarcale, ce dernier n’y est désirable que selon les croyances des performances intellectuelles validistes. Pourtant, le témoignage peut être un autre lieu de l’affect et de l’émotion que celui de l’aveu, il peut être aussi celui de la construction d’un sujet par le récit à la fois de son expérience psychique, mais aussi des normes et contretypes que la société fait à son corps. Un autre lieu et un autre temps d’élaboration intellectuel qui passe par le récit de soi pour le déplacer vers une autopratique critique et conceptuelle reste un plafond de verre qui limite les risques d’une expression qui ferait sauter en éclats la langue du maître. Puisque le langage se retrouve être au final l’une des matérialités les plus évidentes de ce que produit le cerveau pour désigner un sujet, agencer une syntaxe qui n’est pas celle de la production d’un logos hégémonique, mais celle d’un corps cru, demande à revoir certains critères, et particulièrement ceux de l’identité subjective du sujet, de son continuum identitaire fondé sur une conception de la conscience comme entité unique et ordonnée.
*Crip : insulte, de Cripple en anglais, qui signifie estropié, infirme