En classe de Première, notre professeur de lettres avait souhaité nous faire étudier, dans la perspective du baccalauréat de français, deux textes d'Arthur Rimbaud : Une saison en enfer et Illuminations.
À l'époque, je l'avoue, ces lectures avaient plus été un pensum qu'un enchantement. À rebours de mes condisciples, je n'étais pas tombé sous le charme. Je ne comprenais pas toute cette rage, l'hermétisme de certains poèmes, l'antipathie que produisait en moi ces deux recueils.
Je me sentais plus à mon aise avec Baudelaire, Hugo, Musset, Lamartine, Desbordes-Valmore : à mes goûts adolescents, ces derniers me semblaient plus fréquentables... On est prétentieux, quand on a dix-sept ans !
Je comprenais bien que la jeunesse de l'auteur, la brièveté et les péripéties de sa vie participaient de l'adhésion générale. Mais rien de cette folle existence, perçue au prisme de ses poèmes, ne me touchait au coeur.
Quelques années passèrent. Je "fis connaissance" (parfois difficilement) avec Lautréamont, Paul Éluard, Henri Michaud, Yves Bonnefoy... Et vint le jour où, refusant de rester sur un échec littéraire, je m'interrogeais : ces nouvelles expériences poétiques me permettraient-elles de voir enfin en l'oeuvre d'Arthur Rimbaud toute la beauté que décrivent, charmées et séduites, tant de personnes ? Le temps était donc venu de le relire. (1)
Aujourd'hui, c'est chose faite et je pourrais reprendre le fameux vers du poète : "On n'est pas sérieux, quand on a dix-sept ans"... À cet âge, il me faut bien le reconnaître, je crois ne pas l'avoir été, en effet...
Vingt ans plus tard, je ne le suis, sans doute, pas plus, car les écrits d'Arthur Rimbaud me laissent toujours de marbre.
Certes, relire ces quelques poèmes, appris en classe, me procure un certain plaisir, plus proche, cependant, de la madeleine de Proust que de l'extase poétique :
"Je ne parlerai pas, je ne penserai rien :
Mais l'amour infini me montera dans l'âme."
Sensation
"Il dort dans le soleil, la main sur la poitrine
Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit."
Le dormeur du val
"C'est un large buffet sculpté; le chêne sombre,
Très vieux, a pris cet air si bon des vieilles gens."
Le buffet
"Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées;
Mon paletot aussi devenait idéal;"
Ma Bohème
"Mille Rêves en moi font de douces brûlures :
Puis par instants mon coeur triste est comme un aubier
Qu'ensanglante l'or jeune et sombre des coulures."
Oraison du soir
Je reconnais bien volontiers, par ailleurs, combien il est amusant de lire cette lettre à Georges Izambard, la première des Lettres dites du voyant (très critiques envers les auteurs de mes dix-sept ans... qui sont toujours les mêmes aujourd'hui), écrite avec une prétention telle que l'auteur en devient presque sympathique et attendrissant, un peu comme cet élève, brillant et sûr de ses talents, qui ne sait pas vraiment quoi faire de tout cela, mais affirme, crânement, être un génie déjà incompris.
À la relecture, Une saison en enfer et Illuminations restent tout aussi hermétiques à mon esprit et à mes sens qu'il y a vingt ans. Le ressassement, la colère, la "sauvagerie" (comme on dit d'un animal qu'il est "sauvage"), le dégoût et la "prétention" avec lesquels Arthur Rimbaud écrit contrarient, chez moi, un quelconque "plaisir" de lecture. À chaque page, une gêne, un agacement m'empêchent de me laisser aller au charme de la prose : ses emportements, dont je n'arrive pas à percevoir nettement les contours (tout semble être sujet à colère !); son inclination (épuisante, tant elle est systématique) au dénigrement de tout; cette impression que l'auteur aime "poser", se représenter, se regarder, en poète maudit.
Que j'aimerais, pourtant, pouvoir ressentir ce que Gérard Manset écrit, à propos de Rimbaud, dans ce texte de novembre 2001 !
"Être Rimbaud
Ni laid ni beau
Comme pied-bot
Et roder dans la ville
Avec le rire cruel
Et le regard haineux
Être de ceux
Jamais contents
Jamais heureux
Au long des quais mouillés
Allant comme noyé
De la maladie bleue
Car l'homme n'est pas aimé
Qui cherche la vraie vie
Bientôt le pont-levis
De l'amour est tombé
La herse de l'envie
Du désir malmené
Sur le torse appauvri
Du poète est tombée
Être Rimbaud
Ni laid ni beau
Comme cabot
Et cracher le venin
Comme d'autres respirent
Ou se tiennent la main
Car l'homme n'est pas aimé
Non l'homme n'est pas aimé
Car l'homme n'est pas aimé
Être Verlaine
Juste un matin
Une semaine
Pour connaître la faim
Pour connaître la peine
Et ça jusqu'à la fin
Car l'homme n'est pas aimé
Car l'homme n'est pas...
Et la faim faut connaître
Ça la faim faut connaître
À la faim faut connaître
Pour connaître la foule
Pour connaître la haine
Pour connaître la foule
Pour connaître la haine." (2)
Que j'aimerais pouvoir ressentir tout cela ! Non par conformisme, mais parce que la force du texte de Gérard Manset ne s'explique que par sa passion pour le jeune poète et son oeuvre.
Il est toujours regrettable de passer à côté d'émotions aussi intenses.
Mais on est peut-être trop sérieux, quand on a trente-cinq ans.
(1) RIMBAUD (Arthur), Poésies, Une saison en enfer, Illuminations, Paris, Gallimard, 1965, collection "Poésie".
(2) Être Rimbaud (paroles et musique de Gérard Manset), extrait de l'album de Raphaël, La Réalité (Capiol/EMI, 2003) : https://www.youtube.com/watch?v=cEfWXpx9lEY