Quel poème garderais-je si je devais me séparer de tous les autres ?
Quel poème provoque en moi tant d'émotions que j'en connais la moindre rime, le moindre vers ?
Quel poème offrirais-je à quelqu'un qui n'en aurais jamais lu aucun ?
Ce serait sans doute le quatre-vingt-cinquième poème des Fleurs du Mal, de Charles Baudelaire, qui clôt la première partie du recueil, intitutlée « Spleen et idéal ».
L'HORLOGE
Horloge ! dieu sinistre, effrayant, impassible,
Dont le doigt nous menace et nous dit : « Souviens-toi !
Les vibrantes Douleurs dans ton coeur plein d'effroi
Se planteront bientôt comme dans une cible;
Le Plaisir vaporeux fuira vers l'horizon
Ainsi qu'une sylphide au fond de la coulisse;
Chaque instant te dévore un morceau du délice
À chaque homme accordé pour toute sa saison.
Trois mille six cents fois par heure, la Seconde
Chuchote : Souviens-toi ! - Rapide avec sa voix
D'insecte, Maintenant dit : Je suis Autrefois,
Et j'ai pompé ta vie avec ma trompe immonde !
Remember ! Souviens-toi ! prodigue ! Esto memor !
(Mon gosier de métal parle toutes les langues.)
Les minutes, mortel folâtre, sont des gangues
Qu'il ne faut pas lâcher sans en extraire l'or !
Souviens-toi que le Temps est un joueur avide
Qui gagne sans tricher, à tout coup !, c'est la loi.
Le jour décroît; la nuit augmente; souviens-toi !
Le gouffre a toujours soif; la clepsydre se vide.
Tantôt sonnera l'heure où le divin Hasard,
Où l'auguste Vertu, ton épouse encor vierge,
Où le repentir même (oh ! la dernière auberge !),
Où tout te dira : Meurs, vieux lâche ! il est trop tard ! » (1)
Et vous ? S'il ne devait en rester qu'un... ?
(1) BAUDELAIRE (Charles), Les Fleurs du Mal, Paris, Gallimard, 1972, collection « Poésie ».