Le différend jugé par la Cour d’appel de Versailles oppose la Famille Bettencourt à Mediapart. Plus exactement énoncé, il oppose la sphère intime au droit à l’information, les salons clos de la haute bourgeoisie à la presse de combat, le discours privé au discours public. Personne ne niera que ce litige transporte avec lui une question de principe essentielle au fonctionnement de la démocratie. Personne ne niera que cette opposition entre deux conceptions de la vie en société incorpore des droits fondamentaux qui font lien constitutionnel entre l’individu et la société. Cette question est celle du débat public des choses privées. De ces choses privées qui enveniment les conflits dans la société. De ces choses privées qui détruisent les lois de la cité. De ces choses privées qui autorisent les grands de ce monde à ignorer l’Etat de droit. De ces choses privées qui, rendues publiques, deviennent des choses de l’agora et des citoyens.
Personne ne niera que l’arrêt rendu par la Cour d’appel de Versailles intéresse au plus haut point le monde libre.
Alors il n’est pas inutile pour cette chose de justice de parcourir les considérants de ce Tribunal de France et de savoir si cette autorité a été à la hauteur des enjeux du débat qu’elle devait trancher.
Et c’est là, me semble-t-il, avec mes connaissances du droit suisse, du droit constitutionnel, du droit procédural et du droit civil, que je suis sidéré. Sidéré par le fait que la décision de quinze pages n’analyse le fond de la chose qu’en deux maigres pages. Sidéré par le contenu extraordinairement lacunaire de l’argumentation. Sidéré par l’absence de toute motivation sur des questions importantes. Sidéré que l’on puisse manier l’arbitraire avec une aussi crasse légèreté. Sidéré que, pour la justice française, celle de la Cour d’appel de Versailles à tout le moins, l’on puisse traiter du débat de l’opposition entre la sphère intime et le droit de savoir avec cette incroyable absence de profondeur et cette abyssale désinvolture. Oui, mon petit moi d’avocat suisse, de citoyen européen, d’amoureux de la France, de passionné de justice, est saisi par cette incommensurable légèreté.
Que dit en lettres motivées la Cour d’appel de Versailles ? Voici la chose :
« Considérant, en premier lieu, qu’il n’est pas contesté par les défendeurs que les enregistrements ont été effectués dans un salon particulier du domicile privé de Liliane BETTENCOURT, à son insu et à celui de ses visiteurs, pendant une période qui s’est étendue de mai 2009 à mai 2010, au moyen de la pose d’un appareil enregistreur par le maître d’hôtel de l’intéressée ; qu’il n’est pas davantage contesté que les défendeurs à la saisine avaient conscience du caractère illicite de la provenance de ces enregistrements, le journal MEDIAPART se référant à des enregistrements “ clandestins” ou “pirates”et qualifient le procédé de “moralement – sinon pénalement – condamnable ” ; Que ces enregistrements, pratiqués de façon clandestine, ont, par leur localisation et leur durée, nécessairement conduit leur auteur à pénétrer dans l’intimité des personnes concernées et de leurs interlocuteurs ; Qu’il importe peu que les défendeurs aient procédé à un tri au sein des enregistrements diffusés pour ne rendre publics que les éléments ne portant pas atteinte, selon eux, à la vie privée des personnes concernées ; que la cour observe, surabondamment, que les enregistrements diffusés, en ce qu’ils fournissent des indications sur la capacité de Liliane BETTENCOURT à se remémorer certains événements ou certaines personnes, ainsi qu’à suivre des conversations menées sur un mode allusif, intéressent son état de santé et, par suite, son intimité ; Que la diffusion par les défendeurs d’enregistrements qu’ils savaient provenir de cette intrusion dans la sphère intime de Liliane BETTENCOURT caractérise le trouble manifestement illicite exigé par l’article 809 du code de procédure civile, au regard des articles 226-1 et 226-2 du code pénal, visés dans l’assignation ; Qu’il résulte par ailleurs de l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales que l’exercice de la liberté de recevoir ou de communiquer des informations comporte des responsabilités et peut être soumis à certaines restrictions, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ; Que l’exigence de l’information du public dans une société démocratique énoncée à l’article 10 de la convention susvisée, qui aurait pu être satisfaite par un travail d’investigation et d’analyse mené sous le bénéfice du droit au secret des sources, ne peut légitimer la diffusion, même par extraits, d’enregistrements obtenus en violation du droit au respect de la vie privée d’autrui, affirmé par l’article 8 de ladite convention ; Qu’il importe peu, enfin, que, depuis leur diffusion, les informations concernées aient été reprises, analysées et commentées par la presse, dès lors qu’il résulte de l’accès aux enregistrements litigieux par le biais du site de MEDIAPART un trouble persistant à l’intimité de la vie privée de Liliane BETTENCOURT ; Qu’il convient, en conséquence, d’infirmer l’ordonnance entreprise, et de prescrire les mesures sollicitées dans les termes énoncés au dispositif du présent arrêt, sans qu’il soit nécessaire d’ordonner la publication d’un communiqué ; Qu’en ce qui concerne le montant de la provision sollicitée, il convient de fixer à la somme de 20.000 euros le montant alloué à Liliane BETTENCOURT à titre de provision à valoir sur la réparation de son préjudice moral ; ».
Moins de trente lignes, à peine une page A4, pour guillotiner Mediapart, pour assassiner le droit de savoir, pour évacuer la qualité des investigations, pour refuser de comprendre l’intérêt public à être informé, pour nier les paradoxes de l’institution judiciaire elle-même. En un sens, la Cour d’appel de Versailles a atteint le plus haut sommet de l’inconvenance judiciaire face aux défis du monde de demain.
Tout d’abord ces considérants, dans leur première partie, font état d’observations admises par tous :
- l’existence d’enregistrements
- l’auteur de ces enregistrements
- le lieu de ces enregistrements
- la durée de ces enregistrements
- la conscience de Mediapart du fait que ces enregistrements avaient été obtenus de manière illicite, sans le consentement des personnes dont les paroles ont été saisies par un enregistreur
- le caractère clandestin de ces enregistrements
Tous ces points n’éclairent que peu le débat à trancher. Il s’agit tout au plus de considérations factuelles.
La suite en revanche est un fourre-tout de décisions arbitraires non argumentées :
- on y lit que le tri par Mediapart des éléments contenus dans les enregistrements importe peu. Pourquoi donc ce refus de prendre en considération les critères du tri opéré par les journalistes ? Pourquoi nier, sans une discussion préalable, le fait que ce tri est intimement lié à la pratique du métier de journaliste ? Pourquoi nier que les choix opérés par les tris des journalistes est précisément à la source du travail d’investigation, de répertoriage et de classement des faits portés à la connaissance de Mediapart ?
- dans leurs considérants, on n’y lit aucune nécessité de fonder la décision sur le contenu des enregistrements retenus par les journalistes : les juges démontrent ainsi qu’ils n’en ont cure du fond des faits soulevés par Mediapart et qu’ils ne veulent qu’empêcher formellement la diffusion d’éléments d’informations essentielles au débat public.
- Dans leurs observations, les magistrats ne s’interrogent pas sur la nature éminemment publique des propos échangés entre les intervenants. A moins de penser par exemple que l’organisation de fraudes fiscales à grande échelle ou d’exploitation d’une personne âgée à fin de financement d’un parti politique soient des éléments de conversations exclusivement privées. Aller dans ce sens autorisera par la suite n’importe quel magistrat à considérer - formellement, puisque seule la forme intéresse ce type de magistrats - que des propos tenus par un informateur à un journaliste devront être considérés comme appartenant à la sphère intime et ne pourront alors plus faire l’objet de rapports médiatiques par le journaliste ayant investigué. On voit ici la puissance ultérieure du détournement du droit de savoir incorporé dans une décision aussi arbitraire.
- les juges ont ignoré toutes les informations parues dans la presse sur l’état de santé de Liliane Bettencourt. Prendre appui aujourd’hui sur la préservation de la sphère intime d’une personne abusée dans sa détresse et qui a bénéficié des enquêtes de la presse nationale est vraiment un artifice formel qui laisse pantois. En un certain sens, on atteint ici une sorte de perfection dans la perversité de l’argument que l’on ne veut pas analyser.
- le jugement de la Cour de Versailles ne se fonde sur aucune jurisprudence, sur aucun ouvrage de doctrine, sur aucune création jurisprudentiel, n’inclut aucune discussion sur les articles invoqués, notamment sur l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme. En somme, ces braves magistrats disent à leurs lecteurs : nous sommes la vérité, écoutez-nous et sachez alors ce qu’est le droit, le seul, le nôtre.
- on ne dit pas même dans ce jugement pourquoi le fait que toutes ces informations ayant été diffusées à travers tous les médias n’entraîne aucune conséquence sur le fond du débat. Tout au contraire, que ces faits soient devenus des faits de notoriété publique, avant le jugement de la Cour d’appel de Versailles, aurait dû inciter ces juges à plus de circonspection, à tout le moins à un semblant de motivation sur la question. Ce silence en dit long sur l’incapacité de ces juges à motiver la chose.
- et puis, cerise sur le gâteau, comment la Cour d’appel de Versailles en arrive-t-elle à motiver le chiffre de 20’000 Euros par jour ? D’où sort ce montant énigmatique ? Par quelle magique procédure de réflexion la Cour d’appel de Versailles en est-elle arrivée à ce constat de nécessité de fixer à 20’000 francs par jour l’amende ? De très loin, d’ici, j’imagine – à tort naturellement – que le montant de la fortune totale de la Famille Bettencourt a dû imprégner inconsciemment ces magistrats qui en sont venus à oublier que Mediatpart n’est pas milliardaire. Et, une fois encore, aucune motivation sur la somme fixée. Le droit français est-il à ce point si inconsistant qu’une Cour de Cassation puisse conclure au refus du recours en cassation pour ce seul motif déjà ?
La justice des hommes est marqué du sceau de l’arbitraire, de la jalousie, de la mesquinerie, du formalisme le plus crétin, de l’incohérence et du paradoxe. Mais dans ce champ des jugements ubuesques, celui que vient de rendre la Cour d’appel de Versailles vaut son pesant de cacahuètes.