(Par Béatrice Riand)
Le 11 septembre 1714 reste en travers de la gorge des Catalans, comme une déroute, comme le cimetière de leurs illusions. La fin d’un chant.
La fin d’un champ, celui de leurs libertés.
Et pourtant, jamais, alors qu’elle s’y emploie depuis des siècles, jamais l’Espagne n’a pu diluer cette identité catalane, qui sans cesse renaît sous d’autres formes. Ils ne peuvent plus parler catalan, ils le chuchoteront. Ils ne peuvent plus bénéficier d’autonomie politique, ils se lanceront dans les arts ou dans le commerce pour faire rayonner leur culture. Jamais la mère n’a pu faire taire la fille, plus souple, plus vivante, toujours en mouvement.
Si le 11 septembre 1924, Antoni Gaudì a été arrêté parce qu’il commettait un grave délit, parler catalan, il a construit la Sagrada Familia.
C’est en Catalogne qu’on bâtit des cathédrales.
La Via Catalana a été un grand mouvement … plus de 1’600’000 personnes se sont mises en marche, pour se faire une place dans l’histoire de leur pays. Pour sauver leur terre de l’arythmie que lui impose un grand corps malade.
Mais elle a été bien plus que cela, bien plus que de simples chiffres : 30’000 bénévoles, 25 avions et 800 photographes pour immortaliser cet instant, rendre hommage à chacun et réaliser ainsi la plus grande photographie au monde. Huit heures de diffusion en continu sur TV3. Des centaines de journalistes accrédités pour informer, traduire, expliquer la profondeur du changement à une presse internationale un peu étonnée, un peu dépassée.
C’est à vos frontières … c’est là-bas, peut-être, mais c’est tout près. La Télévision Suisse Romande, s’est tue, Darius Rochebin a failli parce que cette information-là, cette révolution, aurait dû être relayée.
La Via catalana, cela a été aussi des actes institutionnels, devant la statue de Rafael Casanova, héros de la bataille du 11 septembre 1714, ou dans le parc de la Citadelle.
Des bribes de discours … d’hommes politiques, comme Xavier Trias, maire de Barcelone, « La Diada, une fête civile et pacifique, doit servir à nous affirmer et demander le respect de la volonté d’un peuple », mais aussi de particuliers. Les Catalans aiment les symboles, ils ont fait parler le passé, avec le philosophe Xavier Rubert de Ventos, « Nous sommes un peuple qui vient de loin, et veut aller plus loin encore », et le futur, avec une jeune actrice de 18 ans, Marina Comas, « Nous nous sommes mis en marche ! ».
La Diada fut une promesse, « notre pays donnera la main à tous les pays du monde », et une affirmation qui retentit dans la bouche de la présidente de l’ANC, Carme Forcadell, « Par l’histoire, par la culture, par la volonté d’en être un, nous sommes un Etat ».
La Diada fut l’affaire de tous, des 400’000 personnes qui se sont prises par la main, et de chacun. Dans les champs, des agriculteurs ont installé une immense senyera, des agriculteurs ont habillé leur bétail avec l’estelada blava, symbole de l’indépendantisme. Deux jeunes ont loué un hélicoptère, et ont colonisé le ciel avec une immense estelada, de 48 m de long.
La Diada fut commentée par TV3, mais aussi par ses participants, qui ont tweeté tout au long de l’événement, et nous ont ainsi permis de goûter à cette savoureuse ironie qui est la leur, cette tranquille insolence qui se déploie sans rougir … à propos de la présidente du PPC, un parti de droite qui se veut unioniste, et qui a refusé de participé à la Diada, Papa Nates se lâche : « Alicia Camacho est chez elle, derrière les rideaux, en train de regarder comment les terroristes catalans assassinent les Espagnols dans la rue ». Léo Taxil n’est pas en reste, qui propose toujours des solutions concrètes à des problèmes qui n’existent pas : « Hé …. S’il nous manque des gens à la Via Catalana, on pourrait y faire aller les 1000 Chinois de Badalona, qui cousent des esteladas depuis un mois ! ».
La Diada fut une fête civique, mais aussi familiale : les gens s’y sont préparés, y ont rêvé, s’y sont rendus comme à une messe de Noël. En famille, mais aussi entre amis proches … et en intégrant tous ceux qui le souhaitent : « Des Suisses viennent de me demander si cela ne me faisait rien qu’ils s’unissent à la Via Catalana. Bien sûr que non. Et je leur ai donné la main ».
A 17h14, la Seu Vella de Lleida sonne, la chaîne humaine se forme … et scande un refrain : IN-INDE-INDEPENCIA ! Ils sont connectés à la liberté. Une chaîne pour en briser d’autres. A 17h55, ce sont les premières notes d’Els Segadors … un immense chœur.
Il n’y a pas eu un seul incident à déplorer.
Il n’y a pas eu de bousculades, de blessés ou de vitres brisées, dans une Barcelone aux points névralgiques pourtant envahis par la foule.
A Madrid, un groupe de phalangistes d’extrême-droite agressent des députés catalans lors d’une cérémonie liée à la Diada, avec du gaz au poivre, avec violence : « Catalunya es Espana !!! ».
En Pays valencien, une chaîne humaine ne peut se former, car interdite par le Gouvernement espagnol, décision cassée par le Tribunal de Valence : des policiers espagnols envahissent la place d’un village, et en interdisent l’accès. Ils arrêtent trois personnes.
Sur Tweeter, en Espagne, on ne peut plus utiliser le terme de Via Catalana … alors les Catalans nous parlent de « croquetes » … c’est Patrick Roca qui le dit : « Humour catalan : croquetes devient TT pour protester contre la censure supposée de Via catalana comme TT ».
Ils sont les croquettes, oui, par opposition au croque-monsieur, au croque-madame. Au croquemitaine. Au croque-mort … à celui qui prétend « veiller pour les libertés et les opinions d’une majorité silencieuse ».
C’est un beau roman qui s’écrit là, en vérité une belle histoire. Un projet qui fédère tout une nation, qui mobilise toutes les couches de sa population. Un pays où l’identité a un nom, une couleur un parfum, une musique.
Une feuille de route claire : une consultation en 2014, un gouvernement de transition nationale, et un pays à construire.