(Par JACQUES KÜHNI)
C’est l’histoire d’un gars. Un dinosaure peut-être. Un de ces étranges personnages sans téléphone portable, sans valise à roulettes et sans carte de crédit. Une anomalie historique, un trou du temps, un trouble à l’ordre public, un insubordonné à la consommation contemporaine. Un suspect que la justice valaisanne ferait diligence à embastiller pour outrage à magistrat par difformité sociale.
La répression préventive pourrait être le lieu d’excellence de nos juges, puisqu’ils rechignent à poursuivre les coupables-copains.
L’anachronique lit pourtant des journaux, des trucs de papier ; radicalement néo-libéraux ou magistralement conservateurs. C’est obligé, il est d’ici. Son décalage n’est pas géographique, il n’est qu’historique et politique. Il ne salue jamais une cornette d’un bonjour ma sœur, il se contente distraitement d’un bonjour madame. Il ne lui viendrait pas non plus à l’idée de prononcer un bonjour mon père devant un curé dont il espère profondément ne pas être le fils. Il n’est ni vulgaire, ni vraiment discourtois. C’est plutôt de petites résistances à l’air du temps.
Cet homme à contretemps n’est absolument pas dangereux, il traverse dans les clous et laisse une confortable priorité à ceux qui tintinnabulent en tintébins. Ce qu’il ne comprend pas, c’est qu’un homme politique puisse se targuer d’avoir trois mille amis sur Facebook. Pour lui, un ami c’est un visage que l’on reconnaît entre mille, c’est une voix que l’on distingue dans le brouhaha, une odeur que l’on repère dans les effluves urbaines. C’est parfois aussi quelqu’un dont on sait les mots avant qu’ils aient été prononcés. Hors de question d’en avoir par milliers.
Le dinosaure a lu dans un journal que des scientifiques d’Amérique du Nord ont développé un logiciel capable de dresser un profil psychologique à partir des « like » laissés sur la toile. D’autres affinent la chose en collectant les données privées, ce que l’on achète chez Amazon, ce que l’on télécharge comme film, ou ce que l’on pipeaute sur Twitter.
Le magnifique de l’histoire, c’est que toutes ces sciences ne pourront rien dire de notre homme ; pour elles il n’existe pas.