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Billet de blog 18 avril 2015

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Pourquoi les juges ne sont pas heureux

Vous avez déjà vu un juge heureux, vous ? Je veux dire vraiment heureux,

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Vous avez déjà vu un juge heureux, vous ? Je veux dire vraiment heureux, en bonne santé, pas seulement capable d’être heureux sur un vélo, dans un fitness ou en cueillant des champignons, mais heureux dans sa tête, au boulot, en jurisprudenciant, en doctrinant ou même en embrassant ? Franchement, au fond de vous-même, ça vous est arrivé ?

Sans me mentir à moi-même, ça a dû m’arriver trois ou quatre fois, pas plus je vous le jure. Une fois à Bürgdorf, je suis tombé par hasard sur un magistrat qui se promenait avec son fils, je peux pas être sûr, mais je crois qu’il était heureux. Une autre fois, mais je ne suis pas même certain qu’il n’était pas encore qu’un simple greffier, l’homme semblait heureux de parler de bridge, un jeu de cartes qu’il maitrisait avec plus de joie que le code. Il y eut aussi cette fois peut-être où le mec, un court instant, me proposa une rencontre après le terme d’une procédure difficile pour me parler de politique, je le devinais désirant ne pas apparaître ce qu’il regrettait de devoir être. Rien d’autre je le jure. Ah j’oubliais … : un jour, c’était il y a pas longtemps, un juge itinérant est venu à mon étude; au cours de la conversation, son visage s’éclaira au moment où il se remémora une ancienne affaire dans laquelle avec des collègues, après de longues et difficiles délibérations, il avait transformé un assassinat en meurtre simple épargnant une lourde peine à une pauvre femme d’origine étrangère.

Ça fait froid dans le dos de savoir que les magistrats ne sont pas heureux. Ça glace le sang à dire vrai. Mais pourquoi donc me direz-vous ? Essayez donc dans la simplicité d’être juste dans votre vie avec vous-même, vos enfants, vos proches, des inconnus, vous verrez, vous serez alors dans un état de joie intérieure. Immanquablement. Alors cette peine, cette souffrance, ce malheur inscrits sur les visages des magistrats laissent penser qu’ils ne sont que trop rarement justes. Leur malheur est alors cette douleur qui s’inscrit dans leur chair et qui les rend si peu accueillants à cette joie qui pourrait faire d’eux des êtres plus chaleureux.

Des juges tristes, retors ou sans vie sont bien plus facilement accessibles à la mémoire. Voici celui-là qui traite en pleine séance un avocat de petit con à l’intelligence bien moins charpentée que la sienne; voici cet autre qui interrompt une séance pour imposer à un défenseur de convaincre un inculpé d’avoir commis un crime qui n’existait pas; voici ce juge d’instruction dont la voix seule trahissait la honte qui le tenaillait de n’avoir pas osé ouvrir une enquête pour assassinat; voici ce juge qui s’excusait auprès d’un étranger de le maintenir en circuit de détention alors même que tout son corps priait pour ne pas avoir à commettre ce forfait; voici ce substituf se cachant dans son bureau pour siroter du whisky, boisson interdite à son domicile par son épouse acariâtre; voici ce grand et éminent justicier se vautrant dans les caniveaux des rues les plus obscures et se vengeant d’une mère sans amour sur des justiciables cibles de sa douleur passée; voici ce magistrat pleurant dans un parking d’autoroute et racontant ses malheurs d’âme à une mère qui venait de perdre son enfant suicidé en prison à la suite d’une inique détention préventive; voici encore ces deux insipides se réfugiant dans des ouvrages de doctrine et ne pouvant pas même regarder dans les yeux ces parties qui auraient voulu une simple écoute pour transiger; voici tous ces autres qui surgissent dans mon souvenir et font éclater cette tristesse indélébile, la marque nécessaire de cette incapacité à travailler dans une vraie joie si étrangère à leurs habitudes quotidiennes.

Rendre justice à quelqu’un est un acte qui suscite la joie et le bonheur chez celui qui juge, mais dire le droit n’est pas être juste, c’est plutôt l’exact contraire. Alors inéluctablement le magistrat même doté par la vie d’un capital bonheur supérieur à la moyenne devient un être frappé par le malheur d’avoir à paraître rendre justice alors qu’il sait ne plus être depuis longtemps dans le champ de la justice. Au bout d’un certain temps, qui peut être très court chez les plus idéalistes, très long chez les plus pervers, – éternel chez les abonimables -, la tristesse les prend aux tripes, et s’abat alors chez eux le démon de la boisson (qui peut expliquer notamment les affres des retards à répétition), de l’intempérance (qui entraîne des hurlements en séance à la mode des films d’horreur), des maladies chroniques (derrière lesquelles se cache le désir inconscient de changer de métier sans oser passer à l’acte), des plongées dans la démesure sexuelle (que l’on pourrait statistiquement corréler en toute causalité avec des décisions de mesures protectrices prises par ces mêmes juges contre des femmes abandonnées et trahies par leur lâche et veule mari), des séances de psychothérapie individuelle (au cours desquelles, même chez les meilleures psychanalystes, s’enlise dans le silence le magistrat qui ne veut pas reconnaître être happé par la pulsion de mort vers le gouffre du néant), de la paresse assumée (chaque décision s’apparente alors à un jeu de hasard dans lequel la paranoïa du juge peut y laisser libre cours à la méchanceté mauvaise la plus sale).

Lorsque vous voyez au hasard d’un coup d’oeil lancé au coin d’une ruelle un magistrat déambuler mains croisées dans le dos, regard frôlant le trottoir ou attiré par les nuages, pipe au bec et l’air débraillé, en vive discussion avec un passant volubile, ou souriant d’un air niais à un avocat qu’il n’a pas même reconnu, il ne faut pas leur en vouloir, car ils tentent désespérément d’échapper à leur incommensurable solitude que ne parvient pas à isoler celui qui espère un instant que cette fugace promenade pourrait avoir quoi que ce soit d’analogue avec de la pensée ou même avec son contraire, de la pensée juridique.

La question qu’ils ruminent sans échapper à leur tristese dans le malheur de l’acte de juger devient alors le constat d’un échec qui ne peut plus rendre joyeux ce magistrat devenu riche par une expérience que jamais il ne fera fructifier; le ferait-il que ce travail auquel il n’est plus habitué, fut-il socialiste,déboucherait sur un constat d’un échec tel qu’il retomberait dans ses travers personnels qui l’abattraient plus encore.

Les plus jaloux ou les plus envieux résistent à l’examen de leur infinie déconsidération en sanctionnant au gré de leurs fantaisies et de leur immoralité les plus faibles, les plus teigneux, les plus pauvres ou les plus riches, les plus brillants ou les plus crétins, les plus désespérés ou les plus éclairés, ne voyant pas même qu’en agissant ainsi ils s’avilissent aux yeux mêmes de leur ange gardien. C’est alors qu’ils choisissent de s’attacher sur le chemin les menant à leur travail avec une engeance si peu humaine qu’eux-mêmes se commettent dans leurs jugements avec de parfaits malfrats (les moyens à leur disposition sont traversés par quelques signifiants : prescription, abus d’autorité, prévarication, corruption, interprétation, travestissement des faits, illégalités répétées, méconnaissances crasses, etc.). On acquiert de plus de l’habileté à l’autojustification arbitraire et à la protection de la corporation; on ne va ainsi pas sanctionner l’oeuvre d’une collègue que l’on sait pourrie par sa propre tristesse pour éviter d’être soi-même pris au piège plus tard. Une juste clémence face à la souffrance d’autrui devient ainsi un remède anticipé contre son propre vieillissement intellectuel.

Et si au détour d’un raout organisé au Palais de justice on en vient à parler de cette tristesse généralisée de la justice, on saura par la technique du déni la transformer en heureux présage d’une joie momentanée de pouvoir médire sur celui qui aurait eu l’outrecuidance de percer à jour leur manège concerté.

Si l’on veut échapper à cette rancoeur contagieuse, on peut encore tenter d’inviter chez soi l’un de ces malheureux joyeux et se complaire dans la flatterie la plus vile, cetfe arne létale des courtisans les plus dégénérés, qui sauront par bassesse avaricieuse ne pas proposer à leur visiteur célèbre leur meilleur cru.

Au moment où le triste magistrat trempera la première fois ses lèvres dans le breuvage servi par son hôte, il pourra détourner ses yeux de ses compagnons de beuverie ou de dégustation pour que ceux-ci ne puissent pas y lire toute leur déception de ne pas pouvoir partager avec un autre humain leur intime tristesse de se savoir si volontairement injustes.

Le soir en rentrant aux petites heures chez eux, pour fuir une épouse ou une concubine à qui ils ne plaisent plus, ils s’arrêteront dans leur bureau du palais de justice, ne manqueront pas d’allumer la lumière pour feindre une activité cérébrale tardive ou matinale, et pleureront toute leur âme ankylosée, sachant déjà que leurs larmes ne seront que la représentation de la sécheresse formaliste de jugements aussi creux que l’aridité infinie de leur être de paraître spectaculaire.

On comprend alors qu’un magistrat ne peut que vouloir son élection par cooptation, à travers des officines, des confessionaux ou des carnotzets (un grand bonjour à l’ancien shérif Joseph !), et qu’il craindra par dessus tout d’avoir à rendre des comptes au peuple citoyen qui oserait préférer les rires aux larmes.

Cette tristesse que je mésestime est celle de l’âme et ne doit pas être confondue avec un visage sérieux qui peut à l’occasion paraître aux inattentifs la marque de la mélancolie alors que celle-ci se devine au contraire si souvent derrière les rires gras, laids ou grossiers de ceux qui l’emportent aux petites heures précédant le lever du soleil sous les tables où se sont accumulés les débris de verres ou les vomissements de ces faux gais lurons de soirées cooptatives des magistrats de demain.

Je dois ici faire une ultime concession et admettre que la fine nuance qui distingue un être fondamentalement triste et dangereux dans l’art de juger avec une personne d’essence souriante et grave avec légèreté dans sa capacité à ne pas errer avec les lois de la cité est si ténue parfois que même les saints de la Cité – qui n’existent pas – se fourvoient lorsqu’il s’agit de confier le destin des hommes à ces élus cooptés.

A d’autres occasions le fossé entre la justice et la crapulerie est si abyssal que l’on peut conclure à l’issue d’un choix particulier que certains hommes, même représentants des électeurs citoyens, n’entendent effectivement rien aux êtres humains et qu’il vaudrait mieux ne pas leur donner les clefs de la cité et les éloigner très vite du rang de nos amis. En vraies sangsues, si vous les laissez prendre soin de vous, ils aspireront toute votre sève de vivant et vous injecteront leur toxicité mortifère sans que vous n’ayez compris que le malheur et la tristesse mauvaise vous auront à jamais happé.

Mais alors me direz-vous comment savoir si vous avez affaire au malheur ou au bonheur dans le monde des juges ? Il n’y a pas de réponse certaine, mais parmi les indices sûrs qui peuvent surgir au gré des situations il y a celui de la capacité de changer totalement de décision en cours de route procédurale, par exemple en de rares cas lorsqu’une garde d’enfants passe d’un parent à l’autre; on peut alors croire que quelques-uns sont à même de privilégier le doute joyeux à la certitude triste.

La clef de l’énigme est peut-être ici : pourquoi les juges sont-ils malheureux ? Parce qu’ils n’osent plus douter.

Illustration : la photographie prise au Bhoutan pour L’1Dex évoque des drapeaux de toutes couleurs qui dispensent dans le vent leurs bienfaits

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