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Billet de blog 19 août 2013

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Le procureur et la cour d'école

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

L’affaire Ludovic Rocchipeut être un moment de bascule de la Suisse démocratique. Un instant où les choses peuvent changer. En pire. Un temps où l’autoritaire judiciaire veut prendre le pouvoir. Contre la loi. Contre la raison des lumières. Contre la liberté de la presse. Et c’est aujourd’hui que le procureur général du Canton de Neuchâtel croit qu’il est de bon ton de faire comme dans la cour d’école.

« Sasha m’a piqué le ballon. Je l’ai vu. Il l’a pris » crie à tue-tête le petit Fernando vers le maître d’école. « Non ce n’est pas vrai », lui rétorque le petit frisé à lunettes, « c’est lui qui le dit qui l’a pris. » Et soudain une bagarre générale, avec des claques, des gros mots, des coups de pieds et des griffures.

Pierre Aubert, le procureur général, soutient ce jour avec fermeté le procureur subordonné Nicolas Aubert. Les deux n’ont peut-être pas lu leur homonyme, le constitutionnaliste Jean-François Aubert. Ils préfèrent penser que les journalistes ont eu seulement un réflexe corporatiste. Qu’ils ont dénoncé les perquisitions opéréres au domicile de l’un des leurs simplement parce que c’était un journaliste. Tu fais le même métier que moi, donc tu mérites d’être soutenu. C’est pas beau cette façon de concevoir le monde. Ton avis ne vaut rien car tu ne fais que soutenir ton frère de la corporation. Voilà très exactement la position exprimée par le Procureur général du Canton de Neuchâtel.

Naturellement ce brave magistrat, – il faut être bien brave pour penser ainsi -, dans le même temps, ne répondra pas au contre-argument facile que j’émets ici : n’est-il pas forcé dans sa position de soutenir hors de toute raison, hors de tout bon sens, hors la loi, son collègue subordonné qui a cru pouvoir en toute légalité attaquer de front le journaliste d’investigation qu’est Ludovic Rocchi. Si l’on peut émettre dans cette affaire le reproche corporatiste, c’est bien à la magistrature qu’on peut proposer l’argument. L’institution judiciaire, et Nicolas Aubert ne le sait que trop, est la championne toutes catégories des métiers de corporations. Alors oui, cet argument asséné aux médias relève de la pitrerie et de la cour d’école. Les jeux de bacs à sable permettent d’éviter de penser. Peut-être est-ce là le chemin que le Procureur général de Neuchâtel veut que nous empruntions. Cette erreur-là, nous ne la commettrons pas.

Le cas de Ludovic Rocchi relève d’un champ décisif pour la vie en démocratie. Seul un procureur général en désir immodéré de soutien de ses troupes peut oser proposer, en lieu et place d’un jeu de vraie réflexion, les seaux, les pelles et les râteaux, avec lesquels peut-être il n’a pas assez joué au bord de la mer lors de son enfance.

Savoir si la loi de notre pays, la liberté de la presse, la protection des sources des journalistes, sont des principes protégés par la loi; savoir si ces principes peuvent être modifiés par un procureur de province; savoir si des soupçons de calomnie et de diffamation peuvent provoquer des descentes de magistrats au domicile des hommes de presse; savoir si les enquêtes pour violation du devoir de fonction (comme si les magistrats, notamment avec leur entourage, ne savaient pas l’ignorer ce secret qu’ils veulent éviter) méritent des moyens procéduraux dirigés contre le journalisme; savoir si l’on veut encore un journalisme d’investigation, d’enquête, et non simplement un journalisme de poubelles, de ragots et de mégots (à ce sujet : ne pas manquer demain l’article à L’1dex de Anne-Christine Willa intitulé : « Le Matin peut-il tomber plus bas ? »), voilà des questions que le Procureur général veut éviter de peur que l’on comprenne que la loi a été bafouée, que la raison a été ignorée, que la démocratie a été attaquée et que la liberté de la presse a été ignorée.

La justice n’est pas une affaire de petits copains. La liberté de la presse n’est pas une affaire de corporations. Ces deux pouvoirs sont essentiels au fonctionnement de la démocratie. Aujourd’hui certains semblent vouloir un autre mode de vivre ensemble. Un mode autoritaire, arbitraire et totalitaire. La volonté de ceux qui veulent nous emmener sur cette route doit être combattue. Avec force et fermeté. Dans les tribunaux, dans nos foyers, dans la presse, dans les bistrots, dans la rue, à midi et à minuit, partout et toujours. Renoncer à ce combat, c’est un acte de servilité qui ne mérite que l’irrespect. A la lâcheté, on préférera l’insolence. Face au silence, on choisira les mots. Face à la perversion des textes, on voudra la force des actes.

La liberté de la presse est à ce prix. Que les juges et les magistrats de tous pays se le disent. Ils ne sont pas plus intouchables que chaque citoyen qui désire vivre dans un état de droit, de liberté et d’égalité.

Post Scriptum : Les palais de justice seraient-ils devenus des cours d’écoles ? A cette question, je ne peux pas répondre non.

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