(Par ANNE ERARD BONVIN)
Tu seras un bon élève mon enfant. Tu feras tes piquages studieusement, sans montrer que ça t’ennuie. Tu colorieras comme on l’attend de toi, vite et bien, sans fantaisie. Sans trop penser, sans montrer que tu rêves, sans vouloir apprendre trop vite. Et puis tu enfileras vite tes chaussures au lieu de discuter avec tes copains ou contempler ton amoureuse. Tu seras normal pour entrer dans les cases, plaire à la maîtresse, être comme les autres car c’est déjà l’objectif avoué. Et parce qu’à chaque fois que ton crayon dépasse les lignes ou que tu ralentis parce que ton cerveau se met en marche pour penser à autre chose un stylo le souligne en rouge, biffant du même trait tout ce que tu es et fais bien.
Et puis tu écriras bien mon enfant. Dans les bonnes cases, ni trop grand, ni trop petit, sans oublier la date, la marge, le trait, la majuscule et le point. Sinon ta voisine de classe se moquera de toi, bien formatée comme elle est déjà pour ne voir que la forme, qu’importe le fond. Tu feras tout bien, c’est-à-dire comme les autres, pour ne pas déranger et être populaire, car tu t’en apercevras vite, aux yeux de la masse ce n’est pas ce que tu es qui compte, mais ce que tu fais, ce que tu montres. Et comment savoir qui tu es et t’aimer sans image de toi reflétée par l’autre ?
Un jour tu ne seras plus mon enfant, tu deviendras un adulte. Quel vilain mot. Tu seras enfin libre. De travailler pour payer des factures et aussi des impôts à la place de ceux qui savent mieux magouiller que toi. De continuer à être évalué ou jugé sur des critères superficiels et absurdes. De te faire manipuler à un point que tu n’imagines même pas, tout ça pour ton pognon ou ton bulletin de vote. Tout est bon pour t’avoir. Les modes, les médias, les partis politiques, les religions… Le deal est simple, ta liberté de penser et de le dire contre un sentiment d’appartenance. A qui, à quoi ? Peur de la solitude, encore et toujours, car comment donc s’aimer si on ne lit pas dans le regard de l’autre qu’on en est digne…
Enfin, je te le souhaite, un jour tu diras à ton tour « Mon enfant… » Si quelque chose en toi résiste à tout ça, tu souffriras en silence – ou pas – comme moi en les voyant essayer de mettre tes lumineux rejetons en boîte. Et tu auras envie de leur parler, de leur dire ta vérité.
Toi, mon enfant, aujourd’hui, sous le coup d’une colère qui ne date pas d’hier mais qu’on vient de réveiller, je vais te dire ce que j’en pense. Parce que tout bien réfléchi tu mérites une mère sincère et trop vieille pour essayer de plaire encore à la maîtresse. Pour commencer, je trouve tes dessins très jolis même quand tu ne les colories pas car tous les personnages sourient exactement comme toi. Et puis je m’en contrefiche que tu colories en dépassant ou écrives mal. Oui applique-toi un peu, histoire d’apprendre à faire bien, à faire beau, et surtout qu’on te comprenne, mais je te le dis, comme je le dis franchement à ta maîtresse, ce n’est pas le plus important. Ce qui compte pour moi, mon enfant, ce n’est pas le geste d’écrire ou dessiner, mais ce que tu peux exprimer en le faisant. Tu n’es pas obligé de plaire à tout le monde. Tu n’as pas à aimer tout le monde. Et ce que tu es vaudra toujours mieux que ce à quoi tu voudrais pouvoir ressembler pour être comme les autres. Sois toi-même, avec le moins de compromis possible. Ainsi ils seront peut-être moins à t’aimer mais ça sera vraiment toi. Et dans les moments où tu te demanderas qui tu es ou comment t’aimer, pense une fois ou l’autre que ta mère ne t’a rien demandé pour t’aimer dès la première seconde de manière inconditionnelle. Fais-en autant.
Mon enfant, la liberté est d’abord intérieure… Ce n’est pas facile du premier coup, ça s’apprend. Souviens-toi simplement que ça existe… C’est un bon début. Si je suis bien incapable de t’apprendre à colorier dans les traits ou écrire joliment – mea culpa… c’est de famille… – je te promets au moins de t’emmener sur quelques chemins de traverse afin que tu puisses sans trop perdre de temps découvrir que tu es doué pour le bonheur !
Illustration : coloriage d’enfant heureux qui dépasse un peu… la maîtresse ne lit pas l’1dex !