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Ils ont remis le couvert. Les éleveurs en colère qui avaient bloqué la voie express entre Toulouse et Bayonne (A64) l'an dernier ont retrouvé leur échangeur fétiche de Carbonne (Haute-Garonne). Le barrage routier mis en place par Jérôme Bayle et sa bande de potes croisés sur les terrains de rugby ou à la chasse a connu son quart d'heure warholien de célébrité quand Gabriel Attal y avait partagé un plat de charcuterie à la nuit tombée sous l'oeil des caméras. Le premier ministre de l'époque s'était ménagé une étape mi-improvisée, mi-scénarisée, au retour d'une escapade très médiatisée dans une ferme au pied des Pyrénées pour tenter de faire retomber la fièvre agricole à la veille du salon de l'agriculture 2024.
Sous le pont qui traverse l'autoroute (partiellement gratuite en Haute-Garonne), le décor est identique à l'hiver dernier. Des barnums ont été dressés sur le bitume, des bottes de paille enrubannées servent de mange-debout et le feu de camp allumé pour les volontaires qui ont passé une première nuit sur place se consume sur le terre-plein central. Le gros tas de bûches fendues disposé à coté indique que le barrage se prépare à durer.
L'heure du déjeuner approche et des volontaires s'activent pour réchauffer deux énormes marmites remplies de cassoulet. Louis, 14 ans, est assis à califourchon sur la rambarde à proximité du foyer. Sur son tee-shirt, le jeune garçon qui rêve de devenir cuisinier a écrit une longue apostrophe avec des feutres bleus, rouges et verts à l'intention d'Annie Genevard, ministre de l'Agriculture. « Elle a donné l'ordre de tuer les vaches », s'indigne Louis, scolarisé dans une MFR (maison familiale rurale) voisine.
« Ici continue le pays de la résistance agricole »
« Pas de nourriture sans agiculteur », proclame (sans faute) une affiche en carton sur un tracteur. Pas moins de 76 engins agricoles de tout gabarit sont sagement garés en double-file sur la route, barrée à la circulation par un mur de bottes de paille. « Ici continue le pays de la résistance agricole », prévient une bâche de plastique noire. L'occupation de la chaussée a été négociée la veille par Jérôme Bayle avec le préfet de région. La circulation est coupée dans les deux sens avec l'échangeur voisin pour plus de sécurité. Deux gendarmes se chargent de surveiller la circulation déviée sur une route départementale en direction du sud.
De l'autre coté de l'échangeur, une compagnie de CRS a discrètement pris position en fin de matinée sur le vaste parking qui sert au covoiturage quotidien des habitants du Volvestre vers Toulouse pendant la semaine. Sans y prêter attention, d'autres bénévoles arrivent avec une remorque remplie de sapins de Noël pour donner un air de fête au barrage, où plusieurs dizaines de personnes devisent par petits groupes.
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Avec son éternelle casquette vissée sur la tête, visière à l'envers, Jérôme Bayle débarque à l'heure de l'apéro. Le héros médiatique de l'hiver 2024 arbore un gilet rouge bordeaux sans manche floqué au nom des Ultras A64, le mouvement lancé dans la foulée des barricades qui a remporté les élections à la chambre d'agriculture de Haute-Garonne. « J'entends qu'on appelle à la révolte. Nous on veut pas ça, on veut construire », assure la tête d'affiche de ces atypiques Ultras A64 qui se revendiquent « apolitiques et a-syndicaux ».
De fait, aucun bonnet jaune de la Coordination Rurale ni drapeau de la Confédération Paysanne, les deux syndicats qui ont lancé des appels à manifester un peu partout en France, ne sont visibles sur le barrage de Carbonne. Un vieux tag « FNSEA, mafia » est resté sous une pile du pont. Ici, les agriculteurs arborent sur leurs vestes les différentes races à viande de leurs exploitations comme autant de marques commerciales : Gasconne, Limousine, Aubrac ; ou des gilets fluo orange, couleur de ces Ultras A64 qui se défendent d'être les « gilets Jaunes » du monde agricole.
« Il ne faut plus parler de syndicats »
« On ne veut pas de récupération », dit un éleveur du sud du département, qui préfère rester anonyme. Le quinquagénaire avait suivi Jérôme Bayle mercredi dans l'Ariège voisine pour manifester devant la ferme atteinte par la dermatose nodulaire contagieuse (DNC) où 207 vaches ont finalement été euthanasiées. C'est son fils qui était présent quand des heurts ont éclaté avec les forces de l'ordre, jeudi soir. « Moi, si ça devait m'arriver, je ne voudrais surtout pas de tout ce cirque médiatique », confie l'éleveur du Comminges, encore sous le choc de la violence de l'épisode.
Le spectre d'une contamination par les insectes piqueurs est dans tous les esprits en cet hiver particulièrement doux au pied des Pyrénées. Il nourrit aussi les interrogations sur la propagation de la maladie, des plus réalistes (le rôle des bétaillères et des camions de négociants en bestiaux) aux plus folles (les antivax dénoncent déjà sur les réseaux un vaste complot pour éradiquer les paysans). Ni les Ultras A64, ni aucun autre syndicat n'ont appelé à manifester pour s'opposer à l'abattage prévu ce dans la journée d'une vingtaine de vaches dans une autre ferme, à seulement quelques dizaines de kilomètres de Carbonne.
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Les manifestants réclament toujours des abattages « sélectifs », selon un protocole alternatif élaboré en commun avec la chambre d'agriculture de l'Ariège de Philippe Lacube, autre dissident de la FNSEA. Mais les revendications de Jérôme Bayle vont beaucoup plus loin que l'élargissement du périmètre de la vaccination à toute la région, annoncée par la ministre de l'agriculture le matin même au micro d'Ici Occitanie : non à la signature Mercosur, facilitation de l'irrigation, stop à la taxe carbone sur les engrais, énumère l'éleveur des Ultras en scrolant sur son smartphone les éléments de revendication de son mouvement, comme une longue liste au père Noël. « Il ne faut plus parler de syndicats, on ne se sauvera pas en s'insultant sur les réseaux sociaux », ajoute l'éleveur de Haute-Garonne qui se positionne, au-delà même de la profession agricole, en défenseur de tout le monde rural.
« Rural », c'est justement le titre du documentaire que le réalisateur Edouard Bergeon a emprunté à une expo et un livre du photographe Raymond Depardon pour son documentaire relatant l'épopée de Jérôme Bayle et ses « Ultras », depuis le premier barrage sur l'A64 jusqu'au salon de l'agriculture 2024. Le documentaire, co-écrit avec le sociologue François Purseigle, a été projeté en avant-première au cinéma de Carbonne lundi soir. L'affluence était telle qu'il a fallu deux séances pour les 400 spectateurs. Dans le public, un invité-surprise : Gabriel Attal est revenu (quasi) incognito dans le Volvestre pour assister à la projection.