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Billet de blog 15 août 2025

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Incendies à répétition dans les Corbières : trop de friches et pas assez de moutons ?

Reportage entre vignes et pinèdes sur les terres brûlées de l'Aude, où les bergeries ont été reconverties en résidences secondaires dans la garrigue

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Illustration 1
© Stéphane Thépot

Sous un soleil de plomb, le domaine de Beauregard est entré en effervescence. Dans la cour poussiéreuse, un ouvrier bricole un étroit mini tracteur-enjambeur abrité par un parasol. « On commence les vendanges jeudi », annonce Nicolas Mirouze. A la veille du week-end du 15 août, ce solide vigneron quinquagénaire n'a pas été invité à Saint-Laurent-de-la-Cabrerisse (Aude) où la ministre de l'agriculture s'est rendue au chevet des sinistrés de l'incendie XXL qui a parcouru 17.000 hectares dans le massif des Corbières. Les rares touristes, autorisés depuis le début de la semaine à circuler sur les routes départementales coupées durant le sinistre, ne font jamais le détour jusqu'à cette grosse ferme entre Bizanet et Saint-André de Roquelongue. Epargnée par les flammes, Beauregard-Mirouze se revendique fièrement «paysanne» et produit un « vin nature » en biodynamie. A rebours des "châteaux" voisins qui jouent à fond la carte de l’oenotourisme entre l'abbaye de Fontfroide et celle de Lagrasse, la vigne ne règne plus en maître sur ce domaine familial d’une cinquantaine d’hectares, plus proche de l’esprit zadiste que des grands crus bourgeois du bordelais. Militant de l’Atelier Paysan, Nicolas Mirouze et sa compagne Karine s’activent avec l’aide de bénévoles depuis plusieurs jours pour venir en aide à ceux qui ont (presque) tout perdu, à commencer par l'espoir. Les moutons d’une bergère voisine de Fontjoncouse, qui a retrouvé ses 17 chèvres mortes dans l’incendie, ont ainsi trouvé refuge à Beauregard.

Illustration 2
Nicolas Mirouze devant le tableau de la "base arrière" d'aide aux sinistrés improvisée au domaine de Beauregard © Stéphane Thépot

Les flammes semblent avoir joué à saute-mouton dans tout le massif qui s’étend des remparts de Carcassonne aux portes de Narbonne jusqu'à la Méditerranée. Attisée par des vents contraires, le feu a réduit en cendres les crêtes recouvertes de garrigue durant quatre jours et quatre nuits éprouvantes. Oasis vertes dans un paysage lunaire hérissé de squelettes d'arbres calcinés, les vignes paraissent à première vue épargnées. Traditionnellement présenté comme un "pare-feu" naturel, le vignoble a pourtant payé lui aussi un lourd tribut : entre 800 et 900 hectares impactés, selon un premier bilan établi par la préfecture de l’Aude. « Entre 1000 et 1500 hectares, peut-être même 2000 », corrige Jean-Marie Fabre, président national des vignerons indépendants, depuis son domaine de Fitou qui surplombe la Grande Bleue. Le tsunami rouge de l'incendie qui a démarré à Ribaute le 5 août pour s'étendre sur 15 communes a décroché le triste record de plus grand incendie de France depuis 1970. Le mégafeu des Corbières n’est toutefois que le dernier sinistre en date d’une série débutée un mois plutôt. « Nous en sommes au quatrième, à quand le prochain », demande le paysan-vigneron de Beauregard.

Incendies à répétition

Sous le grand tilleul déjà sec qui ombrage leur terrasse, Annie et Jean Lignères s’interrogent également sur la multiplication des sinistres dans leur vaste domaine de Moux. Sur la centaine d’hectares qu’ils exploitent eux aussi en biodynamie, 27 ont été impactés par le feu qui s’est propagé le 5 juillet dernier depuis l’A61 (Toulouse-Narbonne) voisine. « C’est la quatrième fois que nous sommes touchés, et trois fois au même endroit », constate presque cliniquement Jean Lignères. Vigneron et médecin généraliste par tradition familiale, il rapporte la réponse de son avocat quand il a eu l'audace de suggérer à son assurance de se retourner contre le concessionnaire : « ça ne se fait pas »... A la décharge des ASF (autoroutes du sud de la France, groupe Vinci), une voie était justement neutralisée lors de notre passage pour nettoyer la végétation aux abords de la bande d'arrêt d'urgence avant le grand rush des automobilistes du 15 août . « Il faudrait peut-être construire un muret, comme on fait pour les murs anti-bruits dans les villes », suggère le gentleman-farmer de Moux.

Illustration 3
Anne et Jean Lignères sur la terrasse de leur domaine familial à Moux © Stéphane Thépot

Un bilan établi pour élaborer le nouveau plan départemental de «protection des forêts contre l’incendie» dans l’Aude confirme la prévalence des départs de feu à proximité des axes de grande circulation. Le document, qui date de 2018, fait état de 14 grands incendies dans le département entre 2004 et 2017. Ce rapport très complet de 178 pages signale surtout l’apparition de « 15000 hectares de friches» depuis 2005 dans le département. Ces terres en jachère sont la conséquence des différents plans d’arrachage de vignes qui se succèdent dans l’ancien "Midi Rouge". La dernière vague d’arrachages subventionnés a encore amputé l'Aude cette année de 5000 hectares de vignes, dont la moitié dans les Corbières. La tentation est grande de montrer du doigt cet abandon forcé comme le principal carburant des incendies de cet été. Omniprésents le long des routes départementales, des fagots de sarments s'entassent au milieu des champs de chaumes desséchés, n'attendant qu'un mégot pour allumer un barbecue sauvage. Tout en déplorant «la perte de 50% du vignoble en 40 ans sans contrepartie», Nicolas Mirouze ne craint pas de briser un tabou en pointant « la monoculture de la vigne ». 

Le paysan de Beauregard n’a pas hésité à se séparer de son plein gré, dès son installation en 1999, de 25 des 50 hectares de vignes hérités de sa grand-mère. Il a aussi passé un deal avec un éleveur de moutons pour entretenir son domaine. « Quand j’ai voulu réduire la voilure en divisant les surfaces par deux et la production par quatre, la banque m’a regardé de travers car ils ne considèrent que le rendement », raconte le militant qui revendique « une tentative d’affranchissement du modèle de l’agriculture intensive industrielle ». A ses yeux, ce sont moins les vignes que l’élevage extensif qui jouerait le meilleur rôle de «coupe-feu» dans les Corbières, débarrassant les parcelles de leurs herbes folles plus sûrement que la tondeuse des ASF.

Pommes de pins «  pyrophiles » sur les anciennes terrasses cultivées

A Moux, Jean Lignères raconte avoir été parmi les premiers à faire appel à des éleveurs de brebis sur son domaine. Le vigneron a toutefois stoppé l’expérience quand il a commencé à planter des haies dans ses vignes pour favoriser le retour des insectes et des oiseaux : les ruminants risquaient de manger ses jeunes plants. « Mon père avait déjà un berger qui transhumait l’hiver sur le domaine », se souvient le propriétaire du domaine de La Baronne. Son épouse serait favorable au retour des moutons sur le domaine, mais lui répond qu’il n’y a plus assez d’eau pour abreuver un troupeau. La source de l’exploitation familiale ne coule plus depuis quatre ans.

Jeune éleveur établi depuis 2021 à Albas, Christophe Boutton confirme que ses moutons ont besoin d’encore plus d’eau en période de sécheresse, quand l’herbe se fait rare et que les bêtes sont alimentées au foin. Son troupeau d’une centaine de brebis a vu le feu de près. L’incendie a été arrêté à une centaine de mètres de sa bergerie. Soutenu par la Confédération Paysanne, ce néo-rural cherche constamment de nouveaux «parcours» pour son cheptel. Christophe Boutton, qui possède aussi quelques chèvres et des ânes, évoque la tradition de ces éleveurs transhumants qui venaient depuis l'Andorre faire paître leurs troupeaux dans la garrigue, " fumer" les vignes au passage de leurs crottes en hiver, avant de remonter dans la montagne en été. Il déplore au passage de devoir payer un loyer certes symbolique (150 euros par an) à l’Office National des Forêts pour nettoyer les sous-bois de ses ronces. Une fonction stratégique, notamment aux abords des pistes forestières tracées spécialement pour les camions de pompiers. « Au vu des services que l’on rend, c’est nous qui devrions être payés.»

Dans le village de Talairan, qui a abrité des colonnes de sapeurs-pompiers venus de Bretagne, le président de la chambre d’agriculture de l’Aude (FDSEA) Ludovic Roux ne compte plus que deux éleveurs «alors qu’il y avait jadis 21 bergeries». Le rapport sur la sécurité incendie du département s'alarme de la difficulté de protéger ces anciens bâtiments agricoles, transformées en résidences secondaires au milieu de la garrigue. Egalement président de la cave coopérative locale, le viticulteur de Talairan se désole pour sa part de l’avancée inexorable des arbres qui gagnent les anciennes terrasses auparavant cultivées autour de chaque village. Il pointe, comme beaucoup dans les Corbières, le recul sur les pentes difficilement accessibles des chênes verts, remplacés par le pin d’Alep « qui brûle comme des allumettes ». Cet arbre dit  "pyrophile" s'est développé dans tout le massif car ses gros cônes enduits de résine éclatent au contact du feu, libérant les graines qui se dispersent après chaque incendie. Le méga-feu du mois d'août a dévoré 2.300 ha de forêt publique.

Version longue d'un reportage pour Libération 

pour aller plus loin : le CIVAM bio de l'Aude a mené un programme de recherche participative durant trois ans (2022 à 2024) avec des chercheurs de l'INRAE et des étudiants en agronomie sur les collaborations entre éleveurs et viticulteurs. La plupart des initiatives recensées par le projet SagiTerres sont concentrées dans le Minervois. La plaquette de restitution de l'étude (64 p) mentionne toutefois la création d'une Association Foncière Agricole et Pastorale dans le massif de l'Alaric ou la volonté de la commune de Monze d'accueillir des troupeaux après l'incendie qui a sévèrement touché son territoire en 2019 (1.100 ha partis en fumée). A Saint-Laurent-de-la-Cabrerisse, le château de Caraguilhes (110ha) abrite chèvres et moutons depuis plusieurs années déjà.

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