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Billet de blog 26 décembre 2025

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Qui veut la peau des vaches : une question de protocole(s) ?

La contestation apparue cet été de l'euthanasie des troupeaux touchés par la dermatose nodulaire dans les Alpes a repris de la vigueur avec l'arrivée du virus dans les Pyrénées cet hiver. En dépit d'une campagne de vaccination massive, mais jugée tardive et trop localisée par des éleveurs qui contestent l'intransigeance du ministère de l'agriculture, soutenu par des experts.

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Choisie pour être l'égérie de l'édition 2026 du salon international de l'agriculture (SIA), la martiniquaise Buiguine sera-t-elle bien présente sous la grande halle du parc des expositions de la porte de Versailles le 21 février prochain ? La question se pose pour cette exotique vache-zébu venue d'Outre-mer comme pour la plupart des autres bovins de France et (surtout) de Navarre, expose 20 Minutes. C'est le président du salon lui-même qui a soulevé la question dans l'édition dominicale de La Tribune en raison de l'épizootie de dermatose nodulaire bovine (DNC) qui sévit en métropole. Un salon de l'agriculture sans vaches, « ce serait une première depuis 1964 », souligne le quotidien gratuit. « Nous respecterons strictement les consignes sanitaires et vétérinaires », écrit Jérôme Despey, vice-président de la FNSEA, dans sa tribune à l'hebdomadaire concurrent du Journal du Dimanche. « Apparue pour la première fois en France en juin dans un élevage savoyard, la DNC était jusqu'alors inconnue en France », rappelle l'édition française du Huffington Post« Tant que les bovins restent au sein de leur exploitation, le risque de propagation reste limité. Mais déplacer des animaux issus de plusieurs fermes jusqu’à Paris pourrait créer de nouveaux foyers et rendre le contrôle de l’épidémie beaucoup plus difficile », explique la journaliste Maëlle Roudaut.

Outre Biguine, sept autres vaches Brahman devaient faire le déplacement depuis la mer des Caraïbes. Cette race d'origine indienne est issue de croisement de zébus. Elle est arrivée en Martinique dans les années 50 en provenance des USA, expliquait Le Parisien au mois de juin, lors de la révélation du choix de la vache-égérie 2026. « Dans un contexte de réchauffement climatique, les caractéristiques de la Brahman peuvent nous montrer la voie de races bovines mieux adaptées à une France hexagonale à « 4 degrés d’ici 2100 », se félicitait alors Jérôme Despey. C'est la vache « de prédilection des régions tropicales. Elle symbolise une agriculture à la fois productive et durable », vante son propriétaire, André Prosper, dans les colonnes de Ouest-France. «  Connue pour sa robustesse, cette race s’adapte à la chaleur et au climat humide, peu sensible aussi aux tiques et aux maladies bovines », ajoute le quotidien breton.

Mais dès leur arrivée cet hiver en métropole pour s'adapter au climat européen, Biguine et ses copines ont été fraîchement accueillies. Les vaches antillaises sont en effet en pension dans le département du Doubs, département d'élection de la ministre de l'Agriculture Annie Genevard... et à 80 km d'un foyer de DNC survenu dans un troupeau intégralement « dépeuplé » en dépit de sa récente vaccination. La Confédération Paysanne parle d'une provocation, voire d'une insulte, « alors que les éleveurs du territoire sont pointés du doigt depuis des semaines, accusés de transport illicite, de négligence ou de risque sanitaire », rapporte Ici Besançon. Au micro de la radio locale, l'éleveur martiniquais et son jeune apprenti vantaient pourtant la veille encore la rusticité de la race et la qualité de sa viande, pour « les grillades comme pour le ragoût martiniquais, qui est un peu comme le bourguignon chez vous mais relevé par les grands mères antillaises ». Ici Besançon précise que l'éleveur importe des taureaux Charolais, Limousin et d'autres races de métropole pour améliorer la qualité de sa viande.

L'angle mort des transports

La question de la présence de Biguine et des autres races bovines dans le pavillon-vedette du SIA à Paris a le double mérite de nous projeter à l'année prochaine, et de souligner en creux l'enjeu du transports des animaux pour tenter d'éradiquer la maladie. Cela nous éloigne un peu de la polémique actuelle qui tourne surtout autour de l'opposition entre vaccination et euthanasie des troupeaux. « Nous avons fait tout ça pour protéger les autres, alors qu’eux sont prêts à laisser la maladie contaminer les troupeaux autour des leurs », déplore Patrick Berchet, éleveur laitier à La Roche-sur-Foron (Haute Savoie) et vice président du groupement de défense sanitaire (GDS) dans Le Point Vétérinaire. Cette publication spécialisée donne la parole à plusieurs éleveurs des Alpes et d'experts effarés de constater que des éleveurs du sud ouest s'opposent aux « dépeuplement » des troupeaux prônés par le ministère et des experts. « La stratégie déployée actuellement a fait ses preuves dans les Balkans en 2015 », assure Caroline Driot. Vétérinaire de formation, la rédactrice de l'article cite son collègue belge Frédéric de Klerck, invité en sa qualité d'ancien directeur du laboratoire européen de référence sur la DNC à l'assemblée générale des GDS de Savoie le 11 décembre dernier. A l'inverse, Mediapart donne la parole à d'autres éleveurs savoyards qui tempère le bilan de la mobilisation dans les Alpes et comprennent l'opposition des éleveurs aux abattages massifs. « Quand le virus fait un saut de 200 kilomètres, ce n’est pas les mouches qui l’ont transporté », souligne Bernard Mogenet, président de la fédération départementale des syndicats d’exploitants agricoles (FDSEA) pour les deux Savoie. Christian Convers, éleveur laitier en Haute Savoie et ancien secrétaire national de la Coordination Rurale, critique « le jusqu'au boutisme » du gouvernement. « Une ferme très isolée dans l’Ariège aurait pu servir pour faire des analyses, même la FDSEA locale était partante », déplore ce militant qui avait orchestré la résistance locale contre les abattages dans les Alpes cet été (lire notre revue de presse du 02/09/2025). Le journaliste de Mediapart Nicolas Cheviron souligne que c'est « le refus du gouvernement de procéder à une vaccination généralisée du cheptel bovin » dans toute la France qui constitue « une pierre d'achoppement » avec les éleveurs rencontrés sur le terrain.

Présentée (à tort) comme « un syndicat », la fédération des entreprises d'abattage et de découpe Culture Viande s'oppose à la vaccination généralisée « pour des raisons économiques », explique en bref RMC. L'exportation de bovins a rapporté plus d'un milliard d'euros en 2024, fait valoir dans un flash la directrice générale du « lobby » de la viande au micro de la radio couplée à télévision BFM-TV. Au micro d'une émission scientifique de France Culture, deux chercheurs des écoles vétérinaires de Toulouse et Maison-Alfort prennent le temps de justifier longuement (57 minutes) la doctrine officielle de « dépeuplement » des troupeaux, qui implique de sacrifier des animaux apparemment sains. Pierre Bessières et Barbara Dufour expliquent en substance à Antoine Bauchamp qu'il n'y a pas d'alternative au diptyque euthanasies/vaccinations, sans s'attarder sur les effets économiques. Ces experts pointent en fin d'émission les nombreuses rumeurs et fake news qui tournent comme les mouches autour de ce sujet devenu passionnel.

Un sujet purement scientifique ou politique ?

Sur le terrain, un vétérinaire de Mirepoix (Ariège) ose exprimer un avis contraire. « Contrairement à ce qui se dit, il n'y a pas un consensus total. Je crois que ce n'est pas assez clair qu'il y a débat. On a des experts scientifiques qui ont mis en place un premier protocole. Maintenant ce protocole doit s'adapter à la nouvelle situation », estime le Dr Jérôme Pinet au micro de France 3 Occitanie. Ce praticien défend le « protocole alternatif » élaboré par les chambres d'agriculture de l'Ariège et de la Haute-Garonne qui préconise des « abattages sélectifs » en exhumant un avis de l'autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) élaboré en 2016 après l'apparition de la DNC à Chypre. Le vétérinaire ariégeois a adressé une longue lettre argumentée à Sébastien Lecornu. Le praticien qui s'alarme du « fossé entre les politiques et les citoyens » est rejoint par l'anthropologue Frédéric Keck, qui mène de longue date des recherches sur la défiance envers les vaccins dans la population, en médecine humaine ou vétérinaire.

« Les virus ignorent la distinction faite par les humains entre épizootie et zoonose. Un virus comme celui de la grippe peut devenir épizootique ou zoonotique selon les circonstances, en fonction de ses mutations. Or, une épizootie est gérée comme un problème économique, par le ministère de l’agriculture, alors qu’une zoonose est gérée comme un problème sanitaire par le ministère de la santé » , expose ce chercheur du CNRS dans un article publié par The Conversation. L'intérêt de cette synthèse est de raccrocher la polémique actuelle autour de la DNC à d'autres controverses apparues lors d'épisodes précédents (H5N1, SARS-CoV 2). « Les maladies animales, qu’elles soient épizootiques (comme la DNC) ou zoonotique, montrent que les animaux ne sont pas seulement des marchandises que les humains peuvent détruire lorsqu’elles ne satisfont plus aux conditions du marché », estime Frédéric Keck. « Le gouvernement demande aux éleveurs de respecter « la science » sans établir les conditions pour une démocratie sanitaire et technique des maladies animales », résume ce philosophe de formation.

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