Deux roses rouges à la main, Delphine, 75 ans, arrive déjà fatiguée à 13h30 dans la cour du lycée agricole de Pamiers où la foule se rassemble en silence. « Je ne pouvais pas rester à la maison » confie, essoufflée, cette habitante qui suit chaque jour le mouvement de colère des agriculteurs à la télévision et sur Internet. « Les jeunes qui se lancent aujourd'hui dans l'agriculture, comment il vont s'en sortir », s'interroge cette descendante de paysans sans terres ? « L'agriculture d'aujourd'hui est loin de celle de mes parents. Ils sont accablés de dettes, il faut bien qu'ils soient aidés », estime la fille de métayers de Cazères (Haute Garonne).
Comme des centaines d'habitants qui affluent à pied, Delphine s'apprête à rejoindre la marche blanche organisée à la mémoire d'Alexandra Sonac et sa fille Camille. Elles sont mortes en début de semaine, percutées par une voiture folle sur un barrage érigé sur la voie rapide qui contourne la sous-préfecture de l'Ariège. Un parcours de 3,5 kilomètres pour rejoindre les abords de l'accident depuis l'établissement scolaire où Alexandra, originaire de Marseille, avait fait ses études. Sa fille Camille, 14 ans, devait aussi y faire sa rentrée en septembre prochain. « Elle était comme sa mère, passionnée d'agriculture » dit Sébastien Durand, maire du village voisin où la famille Sonac élevait une centaine de vaches Limousines et cultivait du maïs sur une exploitation de 286 hectares.
Juché sur la remorque d'un mini-tracteur du lycée, l'élu qui est aussi et vice-président de la FDSEA de l'Ariège demande au micro aux journalistes de se tenir « à distance raisonnable » du cortège. « On ne veut ni de la presse, ni d'élus avec leurs écharpes », déclare Sébastien Durand, une rose blanche à la main. Les rares élus présents ont respecté la consigne en défilant anonymement dans la foule. Le cortège s'élance derrière une banderole représentant Alexandra Sonac et sa fille, avec des cœurs et des colombes. Il faut près d'un quart d'heure pour que la foule, compacte, s'écoule de la grande cour en bitume du lycée érigé en dehors de la ville, au milieu des champs. « Pas trop vite, il y a des personnes âgées », recommandent un organisateur aux jeunes choisis pour ouvrir la marche. Plusieurs milliers personnes défilent sous le soleil, souvent en famille ou avec des amis, avec la chaîne des Pyrénées en toile de fond.
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Un tracteur avec une remorque équipée de quelques sièges ferme le cortège en compagnie du directeur du lycée agricole. La chambre d'agriculture de l'Ariège, organisatrice de la marche avec la FDSEA et le syndicat des Jeunes Agriculteurs, a prévu des navettes pour ramener les participants vers le parking où des centaines de voitures sont garées. « Je remercie les nombreux Ariégeois, venus pas seulement du monde agricole, et ceux des autres départements qui nous ont rejoint », dit Philippe Lacube. président de la chambre. Le président de la FNSEA, Arnaud Rousseau, a fait le déplacement incognito. Il était accompagné de son homologue des Jeunes Agriculteurs et du viticulteur de l'Hérault Jérôme Despey, vice-président du syndicat majoritaire. Les trois leaders du syndicat majoritaire se sont abstenus de tout commentaire, laissant la parole aux responsables locaux.
Hué à Toulouse quand il avait demandé à ses troupes de rentrer dans leur fermes, le président de la FRSEA d'Occitanie, Philippe Jougla, a fait le déplacement depuis le Tarn. Luc Mesbah, vice-président de la FDSEA de la Haute-Garonne, est venu en voisin depuis son canton de Carbonne. Invisible dans la foule, Jérôme Bayle assure ce lundi qu'il était également présent. Sans caméras, pour une fois. " Alexandra était sur les barrages pour la même raison que moi, elle aurait voulu que je continue le combat ", confie l'ex-rugbyman au quotidien régional.
La figure désormais la plus fameuse des agriculteurs en colère est aussi la plus discutée. Le barrage sur l'A64 a été définitivement levé durant la marche, comme promis la veille par leur leader qui a tenu à partager l'apéritif avec Gabriel Attal devant les photographes à l'issue de la visite du premier ministre en Haute-Garonne. Le préfet de région salue dans un communiqué « l’esprit de responsabilité des agriculteurs, qui ont notamment procédé au nettoyage de la section d’autoroute qui était occupée » Mais cette décision unilatérale est loin de faire l'unanimité.
Les barrages se débloquent au compte-goutte autour de Toulouse, alors que l'épée de Damoclès d'un blocage de Paris reste brandie. Dans le Lot-et-Garonne, la Coordination Rurale annonce son intention d'organiser un convoi de tracteurs dès lundi pour aller bloquer Rungis. Dans la foulée, des syndicats de la FNSEA et des Jeunes Agriculteurs de la région parisienne ont affirmé vouloir "faire le siège" de la capitale. A Toulouse, la FDSEA annonce le blocage de l'aéroport de Blagnac mardi après-midi. Une surenchère syndicale qui n'était pas de mise à Pamiers.
« On ne parle pas de revendications aujourd'hui », élude Sébastien Durand. Le vice-président de la FDSEA de l'Ariège a tenu à s'exprimer en tant que « voisin » de la famille. Il donne des nouvelles de Jean-Michel Sonac, toujours hospitalisé, qui siège à ses côtes au conseil municipal de Saint-Félix-de-Tournegat. « On essaye de garder le cap de la non-récupération », abonde Philippe Lacube. Le président de la chambre d'agriculture de l'Ariège, éleveur de bovins installé au pied de la station de ski de Beille qui ferraille depuis des décennies contre la réintroduction des ours dans les Pyrénées, a toutefois tenu à associer la mémoire d'un jeune berger récemment décédé à l'hommage à l'éleveuse de Pamiers et sa fille lors de sa courte élocution dans la cour du lycée agricole.