Depuis le début du débat sur « l'annulation du mariage de Lille pour cause de non virginité », je m'interroge. Pas tant sur le centre du débat qui a été médiatiquement décidé, et qui me semble comme souvent "à côté", ou en tout cas pretexte pour parler d'autre chose. Je constate que ce débat sur le droit ignore le droit, et le billet de Maître Eolas sur son blog me le confirme. Je me dis aussi, qu'il faut vite lancer un appel aux femmes pour qu'elles arrêtent de se marier avec des cons (athés, musulmans, cathos, protestants ou juifs), mais là, j'ai peur qu'elles n'aient pas tant de candidats remplacement que ça. Je remercie aussi Caroline Fourest (notez-le, ça n'arrivera pas souvent) pour donner des conseils utiles en direct à la télé (sur France 5 aujourd'hui) : bien moins cher que se faire recoudre l'hymen (si ça existe...), un foie de poulet dans le vagin le soir de la nuit de noce, ça saigne bien assez...
Non, ce sur quoi je m'interroge depuis le début, c'est le second alinéa du fameux article 180 qui a servi de base à l'annulation, : « S'il y a eu erreur dans la personne, ou sur des qualités essentielles de la personne, l'autre époux peut demander la nullité du mariage. »
ça veut dire quoi « essentielle » ? Dans le texte, cela apparaît en parallèle à « erreur dans la personne ». Il y aurait des qualités qui feraient que la personne n'est pas ce qu'elle est.
Maître Eolas sur son blog parle de « qui elle est vraiment ».
Beau débat philosophique : quelle est l'essence de ce que je suis ? Qu'est-ce que je suis vraiment ? Puis-je le savoir ? Qu'est-ce qui dit ce que je suis : mon corps (la présence d'un hymen ?), mon histoire, ma vie sexuelle, mon passé ?
La justice est-elle la mieux placée pour déterminer entre tout ces critères ? En tout cas, elle le fait. Maître Eolas, toujours sur son blog, donne quelques exemples de nullité pour « erreur sur les qualités essentielles de la personne » : « l'existence d'une relation extraconjugale que l'époux n'avait nullement l'intention de rompre ; la qualité de divorcé (qui fait obstacle à la tenue d'un mariage religieux chrétien) ; la qualité d'ancien condamné ; la qualité de prostituée ; la nationalité ; l'aptitude à avoir des relations sexuelles normales (le jugement ne définit pas la relation sexuelle normale, pour la plus grande tristesse des étudiants en droit) ; la stérilité ; la maladie mentale ou le placement sous curatelle. »
Vous trouviez au mieux baroque au pire atrocement sexiste de considérer la virginité comme une qualité essentielle ? Mais que penser des autres cas ? « La qualité de divorcé (qui fait obstacle à la tenue d'un mariage religieux chrétien) » : ah ! que n'a-ton hurlé au non respect de la laïcité ? Parce que c'est un mariage catholique ? (soulignons qu'il s'agit forcément d'un mariage catholique et pas d'un mariage chrétien, car 1) les protestants laissent l'acte de mariage à l'Etat et se contentent de bénir les unions 2) les protestants ne s'opposent pas au divorce). « La nationalité » : les françaises aux français ? « L'aptitude à avoir des relations sexuelles normales » : mon essence tiendrait aux types de relations sexuelles que j'aurais ? « La qualité de prostituée » ou de maintenir une pression extra-conjugale : le nombre de partenaires ?
Arrêtons là : l'hétérogeneïté à la Borgés des critères donne peu de pistes pour aller très loin sur notre question de savoir quelle est l'essence de ce que je suis, de ces fameuses « qualités essentielles » qui diraient « qui je suis vraiment ». Comment sortir de l'aporie ?
Peut-être, nous trompons-nous en restant focalisés sur la « personne » pour laquelle il y aurait « erreur sur les qualités essentielles », même si c'est bien ce qui est écrit dans la loi. Peut-être, le débat public fait fausse route quand il cherche des qualité essentielles cohérentes avec le respect des personnes, l'égalité homme-femme, les droits de l'homme etc. Car comme le dit le décidément fort instructif Maître Eolas, « seules exigences de la jurisprudence : l'erreur doit être objective et déterminante, c'est-à-dire reposer sur un fait et être telle que, sans cette erreur, l'époux ne se serait pas marié. » Ou comme le disait plus simplement Fréderic Taddeï ce soir lors d'un débat qu'il consacrait au sujet : la qualité essentielle, c'est « une qualité essentielle pour lui » (ça aurait pu être pour elle dans un des cas évoqué ci-dessus). Ce qui définie ce que je suis vraiment – en tout cas dans un contrat que je passe avec un autre – c'est ce que l'autre considère chez moi comme essentiel, et qui a entraîné son consentement à se marier avec moi.
Dans sa brutalité procédurale, le droit rend ainsi visible la charge dramatique de la question de la reconnaissance. Dramatique pour la personne, parce l'absence de reconnaissance peut rendre spectracle la vie intérieure comme la vie sociale, par la disparition hors de tout lien social, le mariage étant un lien hautement symbolique. Cela devrait nous interroger sur le refus du droit au mariage pour les personnes LGBT ou sa restriction croissante quand un des conjoint est sans-papier.
Dramatique, car je suis obligé de constater, que malgré 2000 ans de philosophie, je suis toujours dépendant, radicalement dépendant de cette question, que posait Jésus à ses disciples : « qui dites-vous que je suis ? ». Dramatique aussi, parce que - comme dans le cas des disciples - l'autre ne peut jamais vraiment répondre à cette question.
Cette double incertitude n'est-il pas qui ce qui me rend à la fois libre et fragile ?