Pour sa première question à l'Assemblée-nationale, Anny Poursinoff a interpellé le gouvernement sur les attaques violentes subies par Médiapart. Car la droite met le paquet pour éteindre l'incendie. Frédéric Lefebvre reprend les mêmes éléments de langage que tous les ténors de droite : Woerth est blanchi par le rapport de l'inspection des finances, la polémique est close. Voilà donc que ça repart, cette posture incroyable : ceux qui sont mis en cause par la polémique qui disent quand elle est finie ! Cette posture est une spécialité politique, mais ce gouvernement en est sans doute le champion.
Une spécialité sarkozyenne
Dès son séjour sur le yacht de Bolloré, et la polémique qui s'en était suivie alors qu'il venait d'être élu, Sarkozy avait lancé la mode : c'est un ami de 20 ans, vive les chefs d'entreprise, il n'y a pas de polémique. Puis l'été suivant, alors que des journalistes l’interrogeaient sur son séjour dans une luxueuse résidence américaine, Nicolas Sarkozy répondit : « Je suis venu à Wolfeboro parce que j'ai des amis qui y viennent depuis des années. Ils ont loué une maison et nous y ont invités. Point. Il n'y a pas de polémique ». En avril 2009, Kosciusko-Morizet, secrétaire d'Etat de l'environnement provoquait la polémique après avoir été lâchée sur la loi anti-OGM en déclarant dans le journal Le monde : "J’en ai marre d’être confrontée à une armée de lâches. Il y a un concours de lâcheté et d’inélégance entre Jean-François Copé [...] et Jean-Louis Borloo" . Colère du premier ministre qui tonne : « Elle s'excuse ou elle est virée » tonne le premier ministre. La Ministre de l'environnement s'excuse. Et le Premier Ministre conclue, relayé par son porte-parole : « «l’incident clos».
Dans tout ces cas, et encore dans l'affaire Woerth-Bettencourt, c'est quand l'incident est clos qu'on aimerait poser encore des questions. Des questions sur tout ces copinages, ces proximités, ce pouvoir des lobbies sur le gouvernement, qui semblent altérer l'impartialité des décisions publiques.
Non, ça n'est pas clos, nous sommes les questionneurs, nous ne clôrons la polémique que lorsque nous aurons des réponses à nos questions. Non, n'acceptons pas ce syndrome, du « et puis c'est tout », expression fétiche de la marionnette de Philippe Lucas, l'ancien entraîneur de Laure Manaudou quand elle avait l'honneur des Guignols.
On est tous tenté par le « Et puis c'est tout », « l'incident est clos » etc. Mettre un point final. Juste d’une expression. On est tous tenté.
Il y a le « Et puis c’est tout… » qui remplace le « Et puis merde… ». Une façon - dans une société de performance obligatoire et de choix faussement multiple - de mettre les pouces. Face à la sollicitation permanente à choisir la solution optimale, la revendication de se contenter de la premier qui ne nous embête pas trop sur des sujets dont finalement on se fiche, et ils sont nombreux. Mais ce qui fait florès, c’est l'« et puis c‘est tout ! » orné d‘un point d‘exclamation, coup de poing sur la table. On est tous titillés, tous envie de répondre cela à nos enfants, nos collègues, à nos subordonnés…
Vieux comme la Bible
Dieu lui-même a cédé à la tentation : un bon déluge, ça leur apprendra ! Mais l’important, ce n’est pas qu’il y ait cédé. C’est qu’il a renoncé, aussitôt : il offrit un arc-en-ciel en gage de sa non récidive. Et depuis, les polémiques, ça n'arrête pas. Entre humains, et jusqu’aux extrêmes extrémités, voir Abel et Caïn. Avec Dieu lui-même. Des espiègles qui discutent systématiquement le choix fait par Dieu de leur donner le titre de prophète, certes glorieux, mais pourvoyeur d‘emmerdes sans fin. Abraham qui négocie tête par tête le nombre minimum de justes dans Sodome pour éviter la destruction à cette ville à la réputation surfaite. Jonas qui part systématiquement dans la direction opposée à celle voulue par Dieu…
La Bible regorge de ces discussions à n‘en plus finir. Plus généralement, le livre déborde d’histoires qui ne trouvent jamais leur point finale. Moïse voit-il la terre promise ? Il n’y rentrera pas et laissera la tête du peuple à un autre pour que l’histoire continue. Jésus va-t-il enfin - pierre de touche du Messie selon le judaïsme - faire advenir le Royaume de Dieu, fin des fins, bonheur des bonheurs ? Raté, il meurt. Mais l’histoire ne s’arrête pas : il ressuscite ! Le royaume arrive-t-il cette fois-ci ? Non, encore loupé, Jésus repart : le Royaume n’arrivera qu’à son retour… que nous attendons encore.
La bible est elle-même construite comme une machine à polémique sans fin : les textes font références les uns aux autres, mais un texte ne dit pas toujours ce qu’un autre voudrait lui faire dire. Les évangiles racontent la même histoire dans des versions différentes. Les listes sont toujours incomplètes, pleines d’approximations, voir de contradictions.
La bible est l’histoire d’une polémique sans fin, entre humains, entre Dieu et les humains. Ne serions-nous pas bien prétentieux à vouloir mettre un point final aux polémiques quand Dieu lui-même consent à polémiquer sans fin avec son humanité ?
La polémique, sel de l'humanité
N’y perdrions pas le sel de notre humanité ? Dans le paradis, il n’y avait pas de polémique. Il n’y avait rien à faire, rien à demander, rien à exiger : juste à cueillir des fruits. Ça ronronna jusqu’à la première polémique apparue avec le serpent qui demanda à la femme : « Dieu a-t-il réellement dit : vous ne mangerez pas de tous les arbres du jardin ». Ce fut la première bise bille sur la « petite phrase » d’un puissant… Virés du paradis, ils deviennent humain, avec des limites d’humain : il faut suer pour vivre. Et la polémique à l’origine de leur expulsion leur offre la plus grande de leur limite : ils deviennent des êtres dans le temps. D’un temps qui ne s’arrête jamais, même après qu’on soit mort : il se passe très bien de nous. D’un temps qui ne revient jamais sur lui-même mais continue sans se fatiguer. L’évangile nous en avertit. Des pauvres, nous en auront toujours. Le bon et le mauvais - le bon grain et l’ivraie - ce n’est pas dans ce monde que nous saurons les séparer.
Vouloir cesser les polémiques, ce serait vouloir arrêter le temps lui-même, et risquer de sombrer dans l’ ennui du paradis, un ennui si nuisible à l’intelligence, que nous risquerions de tomber dans le premier panneau dressé par un serpent un peu malin
Une nécessaire mise à jour démocratique
Dans cette polémique sans fin avec Dieu, nous apprenons à mieux le connaître. Nous lui permettons de s’actualiser dans nos mots, dans notre temps, dans nos réalités, dans nos angoisses, dans nos préoccupation, dans notre humanité. De même, les réalités humaines n’ont-elles pas besoin de cette remise à jour permanente ? Nous ne le savons bien, nous protestants. Qu’est-ce qu’un dogme catholique sinon la prétention à vouloir mettre fin à une polémique théologique, à une prétention populaire à adorer une Marie ou un saint quelconque à la manière de quelque part ? Qu’est-ce que le protestantisme, sinon le désir de contrecarrer cette prétention et de le sublimer en créativité théologique ? Il y a sans aucun doute là une des racines de l’idée démocratique et une de nos plus belle contribution à la vie des sociétés modernes. Endormis par bien des choses - l’œcuménisme, la flemme, le manque d’humour - n’avons-nous pas perdu ce divin goût pour la polémique ?
Ne devrions-nous nous inquiéter quand un puissant prétend au « et puis c’est tout », au « Point. Il n'y a plus de polémique » ?
Il faut moins craindre le bruit de la polémique que le silence des pantoufles…